Il faut que la vie reste une fête
L’idée de ce texte m’est venue en revenant du concert de Ezra Collective il y a deux semaines. Un des concerts les plus réjouissants auxquels j’ai assisté depuis longtemps. Le batteur et meneur du groupe, Femi Koleoso, se levait régulièrement pour introduire les morceaux et parler au public. Et les mots émouvants et sincères qui introduisaient le morceau “You can’t steal my joy” ont fait surgir ces mots dans ma tête : il faut que la vie reste une fête.
J’ai moi aussi ces moments de désespoir où je me dis “à quoi bon”, où je me renferme sur moi et où je suis casanier et flemmard, et ça me rend encore plus triste. Toute ma génération semble vivre ça. J’ai un filtre parisien, bobo, bien sûr, mais le constat semble fait que ma génération est une de celles dont la santé mentale est la plus ravagée. L’état du monde et la circulation planétaire de toutes sortes d’informations nous plongent dans une sorte de résignation malsaine, et rien ne semble avoir de l’importance.
Je me suis souvent demandé si il existait un livre sur le bonheur et sur la beauté de la vie qui soit l’antithèse d’un manuel de développement personnel, un livre qui inviterait à aimer la vie sans offrir la moindre méthode et qui irait jusqu’à refuser de donner tout conseil sur la façon dont il faut vivre sa vie. Et un livre qui inviterait à se battre pour un monde plus juste. Il me semble qu’il y en a au moins un : le livre réjouissant de Corine Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Un livre qui invite non pas à se dépasser, mais à vivre plus sereinement, à ralentir. Qui invite à aimer la vie sans jamais oublier l’horreur et l’injustice du monde. A travailler moins, profiter davantage de la beauté, de l’amour infini de l’humanité – car les êtres humains, je le crois, sont bons. “Croquez la vie à pleines dents”.
Alors oui, il faut croquer la vie à pleines dents, à son échelle. C’est difficile : mon échelle est celle de la pauvreté, la solitude, et effectivement celle d’une résignation totale. Comme j’aime le dire, pour paraphraser Pierre Michon, la vie est une salope et Dieu est un chien. Mais il faut que tout bouge et il faut bouger. Découvrir de nouvelles choses. Acheter de nouveaux légumes qu’on a jamais mangé. Ne pas hésiter à aller voir ce film, cette exposition sans même demander aux autres si ils veulent aller la voir. Boire ce verre et prendre cette drogue (sans comportement autodestructeur, en étant sûr que vous le faites de la manière dont vous voulez, ne vous forcer jamais). Sécher le taff si vous voulez rester au lit – vous ne devez rien à personne, même pas à votre employeur. Envoyer chier sa famille – elle non plus elle ne vous doit rien, et vous ne lui devez absolument rien.
Ne mentez plus, sur rien, ne sublimez pas votre vie et ne faites pas l’effort de mettre vos plus beaux vêtements pour la moindre sortie : les autres gens sont comme vous. J’en suis arrivé au point où je me méfie des gens trop bien sapés et où une personne mal fringuée m’inspire immédiatement de la sympathie. Si vous ne voulez rien faire, ne faites rien. Si vous êtes jeunes comme moi, ne culpabilisez pas : vous avez des décennies devant vous pour lire ce livre, voir ce film qui traîne sur votre disque dur, revoir ce vieil ami. Vous voulez faire du sport ? Ne faites pas “le sport qu’il faut”, ne poussez pas de la fonte pour avoir l’air stylé ou n’allez pas à la piscine parce que “c’est ce qu’il y a de meilleur” : faites le sport qui vous fait plaisir, faites ce que vous aimez. En concert, dansez autant que vous avez envie de danser, dansez comme si personne ne vous regardait. Ghostez les gens que vous n’aimez pas. Réconciliez-vous avec les gens que vous regrettez d’avoir perdu, et n’hésitez pas à proposer à ceux que vous avez perdus de vue de les revoir.
Je débite bien sûr des banalités plus infernales que celles des pires Tiktokeurs. Mais j’avais envie de les dire parce qu’elles m’émeuvent. La vie a ses lois, injustes et cruelles, mais je n’ai jamais autant été moi-même. Je repense souvent aux dernières pages de Bullshit Jobs de David Graeber en ce moment : le livre se conclue sur un appel étonnamment profond à essayer d’être libre. Tout ce dont j’ai parlé ici n’est pas qu’une question de bonheur. Vivre sa vie selon ses propres termes, faire un gros doigt d’honneur à cette vie triste mais toujours belle, savoir ce qu’est une vie, c’est pour moi aussi et surtout une question de liberté. Il faut danser et il faut que la vie reste une fête.