John Sayles – Matewan
L’histoire du syndicalisme américain, et plus particulièrement l’histoire des mineurs, est méconnue en France. Je n’ai que très peu entendu des événements mythiques de cette histoire, de la guerre du comté de Harlan, du massacre de Haymarket Square et des personnages mythologiques de la gauche américaine (Jack Reed, Big Bill Haywood…). Cette histoire, si inspirante, hélas si violente parfois, ne fait pas partie du répertoire des références de la gauche française. Elle est complexe.
Matewan, et de manière générale le cinéma de John Sayles, est méconnu en France. En dehors de son mythique Lone Star, je n’ai jamais entendu parler de lui, et je n’avais vu aucun de ses films. Je n’en aurais peut-être jamais regardé un seul si mon frère, au détour d’une conversation sur le cinéma, ne m’avait pas parlé avec une grande passion de ce film indépendant de 1987, basé sur les événements, réels, qui ont embrasé la ville minière de Matewan en 1920. C’est un film qui parle de lutte sociale, mais qui parle aussi de racisme, du fait de croire et de ne pas croire. C’est un très, très grand film humaniste. Et c’est par ailleurs un film complexe.
La scène d’ouverture, puissante et magnifique, montre des mineurs, dont un très jeune homme, le visage noir couvert de poussière. Le plus âgé d’entre eux, crachant ses poumons, glisse un bâton de dynamite dans la pierre brune d’une mine de charbon. Il est directement question de syndicat, ce mot si joliment traduit en anglais par le puissant terme “Union”. Le bâton de dynamite explose juste après l’apparition du titre : il sera questions, dans Matewan, de la lutte sociale des mineurs, une lutte qui ne pourra que se terminer violemment.
Matewan évoque la bataille de Matewan, petite ville de Virginie Occidentale où des mineurs, écœurés par les agissements monstrueux des agents d’une compagnie de sécurité privée (ces briseurs de grève honnis du monde syndical américain), décidèrent de se mettre en grève puis de chasser les agents au terme d’une fusillade sanglante. De cette histoire, John Sayles sort une vraie fresque sociale, où les personnages expriment toutes les ambiguïtés et les contradictions d’une lutte vitale. L’exemple le plus frappant de cette complexité apparait dans la première heure du film : la compagnie gérant la mine, souhaitant diviser pour mieux régner, fait appel à des travailleurs africains-américains et italiens pour briser toute envie de faire grève, mettre les mineurs blancs au chômage et baisser les salaires. Une compagnie qui se retrouve prise au dépourvu lorsque les travailleurs noirs et italiens rejoignent le camp des ouvriers syndiqués en grève, convergeant ensemble dans leur lutte pour une vie plus juste. Face à l’union du prolétariat exploité, fut-il noir ou blanc, parlant-il anglais ou italien, le patronat est, du moins temporairement, défait.
Une des forces du film est par ailleurs de ne pas simplement montrer des personnages ambigus : Matewan montre en fait des personnages évoluant sur tout le spectre du plan moral, des deux agents syndicaux violents, arrogants et monstrueux, à des hommes et des femmes d’une bonté absolue, souvent manipulées par des salauds. Quand au personnage principal de Matewan, Joe Kenehan, un syndicaliste vétéran du nord-est envoyé par la direction syndicale, il est lui-même un personnage fascinant, qui a plutôt valeur de parabole. Incarné par un Chris Cooper alors peu connu, son expertise, son charisme, son respect de tous ses frères travailleurs, est ce qui donne aux mineurs exploités une dignité, son intelligence lui permet d’organiser la magnifique et implacable lutte du prolétariat de Matewan. Et pourtant, son idéalisme lui est fatal : les mineurs ne cessent de le lui reprocher, parfois à raison. Lorsqu’un gréviste, déçu du manque de soutien financier des grosses organisations syndicales, lui demande malicieusement si ils seront toujours soutenus lorsque les syndicats penseront qu’ils vont échouer dans leur lutte, Kennehan n’arrive même pas à lui faire avaler des couleuvres : il ne peut répondre.
C’est ce type de silence qui hante Matewan, et fait toute la beauté du film. La lutte acharnée, jusqu’au bout, dans un cadre pacifiste, cette grève par laquelle les capitalistes seront défaits et les mineurs écoutés, est un idéal. Le film se conclue d’ailleurs sur une fusillade sanglante et ultraviolente, en totale contradiction avec le reste du film et avec l’idéal non-violent de Kennehan le rouge. Tout au long du film, la violence est ainsi euphémisée : l’égorgement d’un gréviste est filmé la nuit, de dos. Les blessés d’une fusillade ne sont montrés qu’à travers leurs vêtements tachés de sang qui pendent en séchant. C’est ce que dit Danny (remarquable Will Oldham, des années avant qu’il ne devienne musicien sous le nom de Palace et Bonnie ‘Prince’ Billy) à Kennehan, fusil en main, la veille de la bataille : les habitants de Matewan ont été menés en beauté depuis des décennies par les barons des mines de charbon, qui les font mourir dans la souffrance. Pourquoi se laisseraient-ils berner par la lutte impossible, sans issue, surréaliste d’un communiste qui leur a fait perdre tant de frères en humanité ? Et ce ne sont là que quelques exemples d’un film d’une intelligence absolument stupéfiante, d’un grand film politique ayant le soucis de donner une dignité à celles et ceux qui luttent pour un monde meilleur.
Cette bataille de Matewan conclue, avant un bref épilogue, un des plus beaux films que j’ai vu depuis longtemps. Visuellement sublime (la lumière, la photographie…), Matewan est un film immense, une grande œuvre humaniste qui me donne envie de voir bien davantage de films de John Sayles.
Matewan, film indépendant à très petit budget même pour 1987, dénué de vraies têtes d’affiches, passa presque inaperçu malgré une nomination aux oscars. Ce fut un gros échec commercial. C’est aujourd’hui ce qu’on appelle, de manière un peu fatigante, un “film culte”. Peu de films auront autant mérité cette réputation.