25 ans et un concert

Le 1er Octobre 2022, j’étais à Nantes pour l’ultime concert du groupe Mendelson.

Le 2 Octobre 2022, j’ai eu 25 ans.

Mendelson était un des groupes, sinon le groupe le plus important de ma vie. Il n’y a presque rien à jeter dans toute leur carrière et même si je n’ai pas envie d’en faire trop, c’est un scandale que le groupe ait été si peu reconnu durant toutes ces années, avec leurs chansons ancrées dans le réel et leur immense puissance créatrice. C’était la troisième fois que je voyais le groupe en concert, et ce sera la dernière car le groupe a décidé de s’autodétruire. C’était la dernière fois que j’entendais en live ces chansons qui me ressemblent – qui nous ressemblent. J’ai toujours été ému par la manière dont les artistes, ceux qui créent, s’autodétruisent et autodétruisent leurs œuvres : la manière dont The Brown Bunny de Vincent Gallo s’autodétruit dans ses dernières minutes ; dont les groupes de rock volent en éclat alors qu’ils sont à leur sommet ; dont parfois les livres des écrivains sont ou semblent inachevés.

La disparition de Mendelson, groupe sur lequel j’ai écrit plusieurs fois et qui m’accompagne depuis près de dix ans, m’a fait saisir d’une manière brutale et violente que j’étais un adulte complétement entré dans le monde. Le contexte, bien sûr, aide : j’ai il y a quelques jours “changé” de travail, après une année infernale à “changer” de travail tous les jours. J’ai changé en partie de mode de vie, j’ai revu des très vieux amis. Mais cela va plus loin que ça.

Il y a deux ou trois semaines, je voyais Enablers sur scène, un groupe que j’écoutais depuis ma L1 d’histoire, il y a donc à peu près 7 ans. Le concert était très réussi, mais en voyant le groupe monter sur scène, je réalisais avec terreur qu’ils avaient vieilli : j’avais bien conscience du temps qui me séparait de la dernière fois que je les avaient vus. Et ce n’est pas la première fois que je sentais le temps passer. Mais jamais je n’avais eu l’occasion de voir, d’un coup, que le temps a passé depuis si longtemps que j’ai vu des gens vieillir. Le faisant remarquer à mon frère, il disait avec justesse que c’était les autres qui faisaient vieillir.

J’ai donc eu 25 ans. Il y a ces vannes qui traînent tout le temps : “quand ils avaient notre âge, nos parents pensaient à la voiture, à la maison, aux enfants, et moi je pense au tuyau qui fuit dans la cuisine et à m’acheter de la bière au cassis”. Mais ces vannes commencent depuis ce concert de Enablers à me transpercer. Je ne suis plus un gamin, je ne vais plus grandir mais je vais vieillir, je vais voir les années passer, les gens mourir. Le peu d’argent que j’ai ne va plus être un nombre abstrait sur un écran, ce n’est plus un nombre qui ne veut rien dire, c’est quelque chose de réel. Comme si j’arrêtais soudainement le spectateur de ma propre vie et que j’en devenais le protagoniste. Protagoniste d’un monde dégueulasse condamné à la ruine, où il suffit d’un mauvais détour pour être entouré de cons.

Je me suis préparé à porter mes 25 ans comme on porte un deuil, non pas que je regrette d’avoir manqué quelque chose de ma jeunesse car je ne regrette rien, mais j’ai senti que les choses ne seraient plus comme avant, j’avais préparé ça pendant des années en refusant depuis maintenant cinq ans de réellement fêter mon anniversaire. Un deuil ridicule pour les plus vieux qui voient bien que suis encore si jeune, un deuil ridicule pour les plus jeunes qui voient que j’ai encore l’éternité avant d’être vieux. Et dans le fond rien n’a changé, mais cette inquiétude discrète n’a fait que grandir depuis un certain temps.

Alors ce concert de Mendelson a été salvateur. Ça et la tendresse de mon hôte Jean-Baptiste, ça et les collègues si sensibles. La nuit où j’ai eu 25 ans, j’ai vu ce groupe qui existait depuis ma naissance se désintégrer en moins de dix chansons, une fin discrète, sans larmes, sans pathos, sans démagogie. Oui, il y avait de l’émotion, mais personne n’a pleuré. Oui, voir une belle fin a conjuré le sort.

C’est l’épitaphe dans le testament de Maïakovski : “Pas de cancan s’il vous plait, le défunt avait ça en horreur”.