Claire Rousay : (ne plus) faire la fête
La musique de Claire Rousay n’est pas hors du temps. Seulement, elle réussit, fait rare dans la musique ambient expérimentale, à se situer hors de tout passéisme et hors de tout futurisme : ni samples provenant de vieux films des années 1980, ni beats littéralement inhumains, juste l’ensemble de notre époque empactée dans des morceaux de trois, cinq, dix minutes. Tous ce qu’on entend sur les disques de Claire Rousay nous est familier, le claquement des ongles sur l’écran du smartphone, la pop-up de Facebook Messenger, les voix dissimulées derrière une cloison.
On pourrait comparer ce son à la musique de Burial, dont il a parfois été dit que ses morceaux sonnaient comme ce qu’on entendait à l’extérieur d’un club. Mais la musique de Claire Rousay me rappelle plutôt cette mode, très drôle, des vidéos basées sur une image fixe et une playlist composée de tubes d’il y a quelques années, étouffés : “you’re in a bathroom at a 2013 party”, “What it feels like to be awake at 4am”, etc. Elle pourrait même être inscrite dans la continuité de Nujabes et de cette radio YouTube de “beats lo-fi”. À la différence de ce genre de contenus cependant, la musique de Rousay évoque des sentiments infiniment moins précis. Ce n’est pas seulement que sa musique ressemble à des souvenirs, c’est qu’elle semble représenter des souvenirs que nous n’avons pas encore. Même les conversations, si importantes dans sa musique, sont à la fois parfaitement intelligibles et complétement incompréhensibles : alors que nous avons l’impression de comprendre tout ce qui est dit, nous sommes incapables de savoir de quoi il est question, ou même de répéter le moindre mot qui a été prononcé.
J’ai été frappé, en la voyant en concert il y a quelques semaines, par la manière dont elle parle (où plutôt dont sa musique parle), avec sobriété et intelligence, de tant de choses étranges qui touchent notre génération (elle a presque le même âge que moi, elle déteste parler de son âge en interview mais elle le mentionne indirectement au détour d’un morceau de a heavenly touch). La fameuse “Mental Health Crisis” qui touche la fin de la génération Y et le début de la génération Z, les millenials et les zoomers, n’est plus un secret pour personne. Entre les samples, les murmures, on entend en live ces paroles étranges, d’une personne visiblement souriante décrivant sa tristesse, sa prise d’anxiolytiques. Cela donne à sa musique quelque chose de profondément ordinaire, dérangeant comme un produit qu’on nous glisserait sous la peau.
La psychiatrie n’est plus rejetée, ni un tabou. Pour la génération de nos parents, le jeune suicidé était encore un fou. Croyant pouvoir essentialiser tous les troubles de l’âme par la “mélancolie”, ils ont fait du suicidé celui qui était destiné à mourir, marqué du sceau de la nostalgie, dans un récit romantique qui remonte à l’antiquité. Mais Jean Starobinski a montré que les états “mélancoliques” ne sont pas les mêmes d’une époque à l’autre ; notre génération est peut-être la première à avoir compris que chaque époque produisait en fait sa propre dépression. Il n’y a pas, on le sait aujourd’hui, de “déséquilibre chimique” (chemical imbalence) : les causes de la mental health crisis sont ailleurs.
La musique de Claire Rousay décrit parfaitement la déprime de la société post-covid : les fêtes qui nous ont été volées, l’insécurité financière redoublée, l’humour pince-sans-rire (je conseille de consulter son hilarant compte twitter, que je vois presque comme une continuation de sa musique), tout y est, avec un tissu de références subtiles qui n’en sont pas vraiment. On peut désormais parler, sur un riff lancinant de guitare acoustique, de prise de Xanax et singer la dispute des parents à travers le mur de sa chambre. La comparaison avec Burial me semble ici avoir encore plus de sens : Burial, Untrue et Rival Dealer racontaient à leur manière leur propre apocalypse, celui des trentenaires qui avaient abandonné la fête et qui tentaient de se complaire dans des bullshit jobs, attendant le weekend pour passer une nuit blanche du samedi au dimanche, un kebab dans la main, un smartphone branché sur whatsapp dans l’autre. La musique de la génération de Claire Rousay parle à la fois de la même chose et en même temps est à côté : elle évoque celles et ceux qui, à 23 ans, sont déjà fatigués. Elle étire ce moment sublime de Ruins de Grouper, où on entend en fond la sonnerie d’un four à micro-ondes. Pour nous, il n’y a plus que les bols de ramens, les pics d’endorphine des notifications Instagram et l’urgence du BeReal. “It feels foolish to care” : pourquoi se prendre la tête avec quoi que se soit d’important quand nous ne croyons plus en l’amour singulier ou en la famille nucléaire, et que nous savons que nous n’aurons jamais accès à la propriété ? Il n’y a jamais eu et il n’y aura plus jamais de fête, ou pour si peu de temps.