Tàr : ultramodernité & fantômes

J’ai vu Tàr à sa sortie et c’est un de mes films préférés de l’année. Je l’ai vu dans la plus grande salle (complétement blindée) du Louxor, et je jubilais presque de voir un film aussi intelligent et brillant, trois heures géniales, sublimes. On a beaucoup parlé du sous-texte politique du film, qui met le spectateur dans une situation inconfortable : pour Todd Field, la soi-disante cancel culture est littéralement déshonorante, elle est injuste et le jugement moral de la jeunesse ne permet pas de rendre compte de la complexité des situations. Sauf que critiquer le film pour cette raison force le spectateur à accréditer la thèse du film. Il n’est gère surprenant que le film ait plu à la réaction.

Mais je parlais de jeunesse, et c’est ce qui m’a le plus frappé, c’est à quel point le film est hypermoderne. Il est question de musique classique, des maîtres comme Bach ou Mahler (dont la cinquième symphonie la hante, j’y reviendrais), de quinquagénaires charismatiques et aristocratiques, et de leur existence dans un monde de paraître et d’élégance. Ce monde là est, peut-être, celui que Todd Field voit comme celui de la cancel culture et du wokisme (quel choix prodigieux et dérangeant, d’ailleurs, de caster l’immense Cate Blanchett, icône lesbienne contre son gré, dans le rôle-titre).

Les personnages évoluent dans un Berlin dont on ne voit que l’architecture postmoderne, en particuliers le loft sublime qu’occupent Lydia Tàr et sa compagne. Les étudiants ne sont pas des jeunes gens droits et dignes en costume, les costards étant laissés au monde des classicistes arrogants, mais de jeunes adulescents non-binaires en sweat-shirt. Exit les journaux grands format et leurs gros titres : place aux guerres d’édition sur Wikipédia et aux pages web du New York Times. Plutôt que des coups de téléphones, on communique par SMS ou par Whatsapp et les lives Facebook remplacent les breaking news de la télévision (déjà un anachronisme ? Le live, aujourd’hui, passe plutôt par Twitter ou TikTok…). Il ne manque qu’une sous-intrigue sur de la musique composée par I.A, et Tàr aurait gagné le bingo du monde post-covid.

Le date de Tàr avec sa jeune étudiante est pour moi un des moments révélateurs de ce rapport hypermoderne au monde : Lydia Tàr se retient d’avaler de travers quand la jeune Olga lui dit que son interprétation préférée d’une pièce dont j’ai oublié l’auteur et le nom, c’est une vidéo YouTube d’une autre violoncelliste. La scène, assez drôle, est révélatrice de l’élitisme ambigu qui traverse le film. Je parle d’ambiguïté, et c’est un des rares moments du film ou cette ambiguïté n’est pas morbide : certes, quand Lydia regarde à son tour cette interprétation sur YouTube et est plutôt charmée, peut-être souhaite-t-elle juste s’imprégner de l’univers de Olga. Mais plus tard, nous la voyons fondre en larmes en regardant, sur une cassette, un vieil extrait en noir et blanc de Leonard Bernstein racontant des banalités sur la musique. Malgré son élitisme assumé, ce qui émeut la compositrice admirée de toutes et tous et trainée dans la boue, c’est des pixels sur un écran.

C’est comme si le monde décrit par Tàr existait en marge du passé, et ce alors que Lydia ne jure que par la musique classique européenne (n’est-elle d’ailleurs, dans ses rêves, pas hantée par la musique amérindienne qu’elle a étudié pour sa thèse ?).

(à partir d’ici je révèle des éléments clés de l’intrigue)

Dès lors, et je vais légèrement changer de sujet, comment être surpris par le fait que Tàr soit l’histoire d’une femme hantée ? J’utilise fortuitement le terme, lisant en ce moment le bouleversant recueil de Mark Fisher, Spectres de ma vie, traduit en français et publié chez Entremondes. Tàr a été plusieurs fois décrit comme un film de fantômes, littéralement car le film est peuplé d’apparitions spectrales, dans le champ et en hors-champ, apparitions dont on comprend qu’elles sont le fantôme de Krista, stalkeuse poussée au suicide par Lydia. Mais est-elle vraiment hantée par Krista ? Krista n’est en réalité pas le seul fantôme du film. Comme l’écrit Mark Fisher,

Tout comme on comprend qu’en allemand “l’usage linguistique fasse passer le Heimlich en son contraire, le Unheimlich“, de même “hantise” désigne à la fois le lieu qu’on fréquente, l’espace domestique, et ce qui l’envahit ou le perturbe. Le dictionnaire donne comme premier sens “habiter”, de haim, terme scandinave ayant donné “hameau”.

Au risque d’une lecture métaphysique du film, l’hypothèse d’un film freudien semble tenir la route. Une compositrice frustrée et hantée par ses origines populaires qu’elle refoule, se masquant derrière des manières aristocratiques (au point d’ajouter un accent grave à son nom de famille, la gamine des suburbs américains se faisant passer pour une descendante d’une famille noble de Prague ou de Budapest). Une libido insatisfaite culminant, dans un bordel de Bangkok, en un dégout de soi-même. Le grand refoulement de Lydia est celui d’un monde vulgaire qu’elle déteste, un monde qu’il est forcément mal vu de détester.

On ne se débarrasse pas facilement des fantômes.