Chernobyl

“For the happiness of all mankind”

J’avais, depuis quelques temps, arrêté de regarder des séries. Si j’en ai été un gros consommateur il y a quelques années, j’ai tout de même largement laissé de côté ce média, incroyablement chronophage et qui me touche tout de même souvent moins que le cinéma en lui-même. Mais de l’autre côté, je suis absolument abasourdi par le discours que tiennent certaines personnes face au format de la série télévisée. Car il existe un discours méprisant qui consiste à en faire un média de masse débilitant et prenant en otage ses spectateurs à coup d’intrigues inutilement étirées et de réalisation singeant les productions hollywoodiennes.

Mais mon visionnage de la dernière saison de Game Of Thrones, exemple tarte à la crème que cette critique de mauvaise foi a raison d’ériger en exemple, m’a paradoxalement convaincu du contraire : je refusais tout simplement de croire que la série télévisée moderne, c’était ces histoires abrutissantes et ridicules, ces personnages archétypaux. Alors en quelques mois, j’ai pris mon courage à deux mains, et je me suis replongé dans le monde des séries télévisées américaines, qui restent, j’en suis persuadé, les meilleures. Deux ont retenu mon attention : The Terror, sur AMC, et Chernobyl, sur HBO. Et si la première est plus que recommandable et offre un bel exercice, la seconde est finalement encore plus intéressante.

Chronobyl est un véritable phénomène. Tout le monde, ou presque, s’est rué sur cette mini-série de cinq épisodes, narrant la catastrophe nucléaire de Chernobyl et ses conséquences. Et même si la série a ses qualités, il faut aussi avouer que son sujet, en apparence grave et sérieux, est aussi carrément, secrètement, bankable. Le show écrit par Craig Mazin et réalisé par Johan Renck est ainsi une super-production, esthétiquement ultra-travaillée et empruntant aussi bien au cinéma d’horreur (la peau des ouvriers de la centrale, rendus difformes par les radiations) qu’au film d’anticipation, et servie par un casting haut de gamme – et totalement anglophone, ce qui a été bêtement critiqué mais qui n’est finalement pas trop gênant, à l’exception d’une paire de scènes ou les personnages se retrouvent à causer en anglais alors qu’est mis en valeur un texte écrit dans un alphabet cyrilique…

Reste un succès : la catastrophe de Chernobyl possède un incontestable potentiel de fascination, et le monde est de nouveau obsédé par ce drame. Visites de Prypat par des instagrammeurs/meuses, réflexions du café du commerce sur les dangers du nucléaire… Chernobyl, véritable mythe contemporain, est de retour dans la pop culture, pour le meilleur et pour le pire. Mais je ne vais pas bouder mon plaisir : ce que je n’ai pas assez souligné pour l’instant, c’est à quel point cette série est une immense réussite. Je ne me souviens pas, peut-être à l’exception de Breaking Bad, d’un succès populaire se conjuguant aussi bien avec un succès créatif, artistique, et critique. D’ailleurs, visuellement, Chernobyl est tout simplement une des plus belles séries que j’ai jamais vu, et sur le fond, elle est d’autant plus recommandable qu’elle intervient dans un contexte particulier, que j’évoquerais plus tard.

Mais qu’est-ce qui marche tant, dans Chernobyl? Il y aurait énormément à dire sur ce casting absolument fascinant et ses interprètes passionnés, avec forcément un Jared Harris que j’avais justement adoré dans The Terror, et qui est ici parfait en Valeri Legassov, scientifique dévoué mais dépassé. Mais il faudrait aussi mentionner ses brillants rôles secondaires, parmi lesquels je met surtout Fares Fares, tour-à-tour détestable puis terriblement attachant, dans son rôle de soldat soviétique pragmatique et finalement profondément désabusé. Il y a aussi beaucoup à dire sur l’incontestable réussite visuelle qu’est Chernobyl, avec sa photographie élégante et claire, et pourtant avec son obsession des nuances de gris et de son refus des couleurs trop éclatantes, même pour les passages les plus gore. Et puis franchement, il y a l’intelligence de sa mise en scène et de son écriture, entre ses coups d’éclats (qui en font parfois un tout petit peu trop, à l’image de l’arrivée de ses héros à Prypyat et de leur mesure de la gravité de ces événements, si tendue qu’elle en perd son potentiel immersif pour ne devenir qu’un thriller glacé) et ses passages plus calmes, plus doux, avec cette ouverture si tranquille et pourtant si tragique, qui choisit de figer les enjeux dès les premières secondes de la série.

Mais surtout, c’est les thématiques présentées par Chernobyl qui me marquent. C’est avant d’être une série didactique ou documentaire (elle n’est d’ailleurs aucune des deux) une série sur l’Homme et sur ce que l’homme est capable de faire. Il y a déjà eu beaucoup de mots sur l’hommage émouvant à ces liquidateurs et à ces hommes chargés ni plus ni moins de sauver le monde, “For the hapiness of all mankind”, pour citer le nom de l’avant-dernier épisode. Chernobyl est donc une série sur le sacrifice et sur ce que les hommes peuvent faire, et jusqu’où ils peuvent aller, jusqu’à l’ultime sacrifice, sans pour autant en faire une série sur le fait que la fin justifie les moyens, en somme pas sur la raison d’état, les showrunners affichant ouvertement leur mépris, très consensuel mais finalement jamais trop ouvertement idéologique, pour la bureaucratie soviétique (s’attirant par là même occasion les foudres de certains spectateurs russes…).

Mais je pense qu’il n’a pas été assez souligné que Chernobyl est aussi, et surtout, une série qui parle du potentiel auto-destructeur de l’homme, et de son déni face à cette capacité auto-destructrice. Ses personnages se retrouvent toujours confrontés à quelque chose qu’ils refusent de croire, qu’ils osent définir, jusqu’au dernier moment, comme scientifiquement impossible. Les premiers mots de Legassov en arrivant devant le réacteur en feu sont d’ailleurs clairs : “what have they done?”, ou une affirmation à prendre sur deux tableaux, à la fois comme une incompréhension face à quelque chose de littéralement inimaginable, mais également, de façon plus évidente, comme les mots d’un homme désarmé. Chernobyl est une série qui est diffusée alors que la crise écologique mondiale nous arrive en pleine gueule et mobilise de plus en plus l’opinion publique, que Fukushima a eu lieu, et que l’humanité se transforme chaque jour un peu plus en un ouroboros de violence. Chernobyl se présente ainsi comme un avertissement, avec sa conclusion quasiment académique, évoquant les conséquences de la catastrophe sur le long terme et rappelant le spectateur à la réalité : ce que vous avez vus, cela a eu lieu (du moins, cela a en partie eu lieu, et rien que ça, c’est déjà beaucoup), et le prix à payer a été absolument terrible. Il ne s’agit donc pas, après avoir vu ces horreurs, ce désastre, de se dire que tout cela est fini, mais que ce potentiel auto-destructeur est encore là. Que Chernobyl a brûlé et que nous n’avons rien appris.