Peu d’albums que j’ai écouté ces dernières années sont déjà entrés dans mon panthéon personnel, dans ce temple des disques que le temps n’efface pas. Sur ces disques que j’ai beau connaître par cœur, chaque mesure, chaque mot, chaque silence a potentiellement le pouvoir de me transpercer et me bouleverser. C’est quelque chose qui ne se révèle forcément qu’avec le temps. Je pense que les disques qui nous mettent une telle claque alors qu’on vient juste de les découvrir, ils n’existent pas vraiment, ou alors ils existent chez celui qui n’a pas encore écouté beaucoup de musique, à l’image du garçon que j’étais il y a quelques années, terrassé par Ladies and Gentlemen We Are Floating In Space de Spiritualized, car je n’avais jamais écouté quoi que se soit qui ressemblait à ça avant.

Surtout, je pense que j’évitais volontairement de “mettre” des albums sortis ces dernières années dans ce panthéon, sans doute parce que j’imaginais bêtement qu’il fallait que le temps les fasse vraiment mûrir, au delà de mon appréciation personnelle. C’était une erreur, puisque j’ose dire maintenant qu’un disque sorti l’année dernière est l’un des plus beaux albums que j’ai écouté de ma vie, un album qui m’a transpercé de part en part et dont je n’ai sans doute pas encore effleuré toute la magnificence et toute la richesse : Minus de Daniel Blumberg.

C’est d’autant plus surprenant (ou pas) que Minus est un album sorti de nulle part, qui sera peut-être le seul joyau jamais sorti par le britannique. Échappé des ennuyeux Yuck et auparavant connu sous le nom Hebronix, Blumberg est une avalanche venue d’une plaine, un éclair dans un ciel sans nuages. Désormais proche du Café Oto, ou sa rencontre avec la musique de Keiji Haino a été décisive, il n’est plus un simple musicien indie, il a décidé de devenir autre chose, un compositeur de musique expérimentale, de musique populaire bruitiste, un compositeur libre. C’est un homme de 29 ans, dont les photos de presse rendent compte d’un certain pouvoir de fascination, et même, d’un pouvoir de séduction : joues plates et creusées, cheveux entremêlés dans un grand chaos (ou crâne glabre, selon l’époque), silhouette fine et androgyne… Blumberg est élégant et fascinant, il a l’allure d’un chanteur unique, il est ce qu’il semble être. Et après avoir été interné dans un hôpital psychiatrique, il s’enfermait en studio pour composer un premier album qui est déjà un des plus beaux albums que j’ai jamais écouté.

Minus est un bijou dont personne ne saisit toute la puissance à la première écoute. Il y a tant de choses à découvrir dans ces sept morceaux, et même quand il est absolument épuisant (les douze minutes de “Madder”, entre tension des cordes et guitare noise, en sont le sommet), il nous met à genoux, car ce que l’on entend là n’est pas à proprement parler révolutionnaire, mais je suis aujourd’hui persuadé que c’est du moins quelque chose qu’on aura jamais entendu ailleurs. Cet album de pop de chambre (puisque c’est le seul terme, affreux, qui saurait à peu près la définir) rappelle ainsi aussi bien Mark Hollis que Neil Young, Nick Cave que Scott Walker (le chanteur récemment décédé ayant d’ailleurs travaillé avec le producteur de Minus, Peter Walsh).

Mais au-delà de ses références, il y a chez Daniel Blumberg un geste musical absolument incroyable, une façon d’aller encore au-delà de toute influence pour lâcher, cracher des chansons éprouvantes et émouvantes, des chansons d’une sincérité désarmante et pourtant des morceaux de confrontation, des morceaux qui font le lien entre lui et nous. Les textes, notamment, sont en apparence largement incompréhensibles, et pourtant ils sont magnifiques, et il y a quelque chose de magnifique dans les mots mis entre les mots, dans ces phrases qu’on serait bien incapable d’expliquer mais qu’on parvient quand même, intimement, à comprendre. Sans doute est-ce le propre de tout bon morceau de musique, et on aurait raison de me faire remarquer que ce n’est pas forcément ce qui frappe chez Daniel Blumberg, mais c’est bien ce que je remarque, car les mots qu’il chante, je ne les retrouve pas ailleurs, et surtout pas chantés de cette façon-là, avec cette voix magnifique et émouvante, alternant entre des graves plutôt confortables et chauds, et des aigus à la limite de la cassure.

“Used To Be Older”, le dernier morceau, est le sommet de l’album. 7 minutes désespérées, avec ce chœur qui répète, comme un mantra, ce “used to be older, used to be older”, ça ne s’arrête jamais, et qu’est-ce que ça veut dire d’ailleurs, “Used to be older than i…” ? Je ne comprenais pas. La compagne d’un ami, pourtant bien plus à l’aise en anglais et peut-être plus à même de saisir entièrement le sens de ces paroles, se le demandait également. Alors cet ami répondait, tout simplement, qu’il y avait des clés, des éléments de réponse ailleurs. Entre les cordes inquiétantes, la batterie élégante de Jim White et le piano obsédant, Blumberg glisse, entre autres “I zip up my mind, like I zip up my jacket”. Lorsque, sur la fin, il chante, très fort, et dans le registre le plus aigu de sa tessiture, “Used to be older, than i… Used to be older, than i…”, ce qu’il révèle, c’est que ce morceau est une clé pour comprendre l’album. “Used To Be Older” affirme que les expériences et les traumatismes que nous vivons ne partent pas et qu’on ne s’en reconstruit pas tout à fait. Nous sommes des vieillards en sursis. Et nous devons vivre avec cette croix.

Il y a bien des albums qui pourraient se permettre de parler de tristesse. Il y a des albums méchants, des albums amers, des albums tristes, tout simplement. Des artistes émergent triomphants du malheur, d’autres choisissent de le chanter dans une attitude cathartique. Daniel Blumberg a, à mon sens, parlé de tout cela avec une puissance nouvelle, une sensibilité unique. Au-delà des aspérités coupantes de sa musique, il y a chez Blumberg une expression aussi bouleversante, en son temps, que celle du Leonard Cohen de Songs Of Love & Hate. Issu des névroses d’un homme qui, visiblement, a quelque chose de malade en lui, Minus est un bijou absolu, un cadeau magnifique offert avec brutalité. C’est déjà un de mes albums préférés.