James Gray, “Ad Astra”

Spoilers évidents. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent que connaître le dénouement d’un film démolit l’expérience qu’on peut avoir en le regardant, ni que des surprises scénaristiques peuvent apparaître comme moins impressionnantes quand on les connait déjà. La première fois que je l’ai vu, je savais pertinemment que les héros de La Horde Sauvage de Peckinpah ne survivaient pas à leur aventure, et c’est pourtant un de mes films préférés.

Je songeais, aujourd’hui, à mes “tops” de fin d’année. Et je me suis demandé si je n’allais pas choisir un film qui m’avait marqué cette année, qui m’avait touché, auquel je pouvais encore songer de temps en temps, perdu. Et même si je ne suis pas trop l’actualité cinématographique, si je ne vais pas souvent au cinéma, un film m’est tout de même immédiatement venu en tête : le dernier James Gray, Ad Astra.

Ad Astra est un film, en apparence, d’une immense ambition. Une ambition assumée, à relativiser, qui a sans doute un peu trompé tout le monde. Mais quelle ambition, tout de même : aller sur les pas de Kubrick et de son 2001 : A Space Odyssey, livrer une œuvre puissante et métaphysique sur l’homme et sur l’immensité de l’espace. Le tout avec un budget absolument colossal, un scénario appelant à un voyage interstellaire, et avec en tête d’affiche l’éternel Brad Pitt (ici absolument parfait, avec son allure monolithique qui souligne parfaitement des instants de doute). Et finalement, le contrat est rempli, pas de la façon dont y s’y attendait.

Ce qu’on remarque immédiatement, c’est que Ad Astra est un pur film de James Gray. Sobriété du cadre et démesure des images, obsession de la figure du père, amour impossible, quête initiatique du personnage principal. Tout est là, tout est emboîté dans un film qui prend aussi le temps de se concentrer sur la chair de ses héros, un film même pas si long dans un contexte de blockbusters qui dépassent souvent les trois heures (Ad Astra s’étend sur environ 120 minutes). Un film qui arrive pourtant, réitérant l’exploit du déjà magnifique The Lost City Of Z, à ne pas apparaître comme prétentieux alors qu’il nous interroge sur le sens de notre existence, sur ce que nous sommes.

Car la question que fait semblant de poser Ad Astra est la suivante : sommes-nous seuls dans l’univers? Et ce qu’il y a de formidable, c’est que à cette question, James Gray ne répond ni oui, ni non. Il n’y répond tout simplement pas, il assume totalement le fait que l’obsession mortelle et destructrice de Clifford McBride, brièvement incarné par un Tommy Lee Jones au crépuscule de sa carrière, n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose. C’est un prétexte pour réécrire une Odyssée!

Je parlais plus tôt d’ambition, la voilà. Elle est parfaitement à la hauteur des épaules de James Gray : le voyage qui mènera Roy McBride (interprété par Brad Pitt, donc) aux confins du système solaire est une nouvelle version de celui d’Ulysses quittant Troie pour Ithaque. C’est bien sûr détourné, complétement renouvelé, et le réalisateur n’ira jamais jusqu’à réinterpréter les véritables épreuves d’Ulysse. Ce n’est d’ailleurs pas un retour chez soi, mais un voyage vers l’inconnu. Ce n’est pas l’Odyssée, c’est une Odyssée, qui sera l’occasion de mettre en scène des choses absolument magnifiques : batailles avec des pirates sur la lune, course effrénée face à une fusée s’apprêtant à commettre une erreur qui pourrait condamner l’humanité, saut surréaliste et invraisemblable dans les anneaux de Saturne… Tant de moments extraordinaires, qui sont l’occasion de déployer un savoir-faire technique extrêmement impressionnant.

Et pourtant, en sous-texte, il y a aussi ce qui est peut-être le film le plus pessimiste de Gray. La lune ou McBride / Pitt pose les pieds n’est, pour la plupart de ses visiteurs, qu’un vulgaire centre commercial, la première chose qu’on y voit étant une enseigne mondialement connue de fast-food. Lorsqu’il arrive sur une station lointaine ou il est invité à convaincre son père à ne pas commettre l’irréparable, il entre dans un décor terrifiant, fait uniquement de nuances de rouge et de piètres imitations de la nature terrestre. Et surtout, si McBride / Pitt est un bloc, au visage impassible et au physique de titan, il sera conduit aux portes de la folie par ses actions. Même sa quête est, malgré son apparent triomphe, un échec relatif, puisqu’il est contraint de trahir ses idéaux et qu’il perd le père qu’il voulait tant retrouver, et dont, en même temps, la disparition l’arrangeait pas mal. Le père, encore et toujours, chez James Gray, de Little Odessa à aujourd’hui.

Des récits sur l’espace et sur l’infini, des récits gigantesques et bouleversants comme Ad Astra, il y en a beaucoup, dans le cinéma. Il y a eu Kubrick, qui en a sorti un des plus grands films de l’histoire du cinéma. Il y a eu Cuaron, qui a sorti avec l’injustement oublié Gravity un film absolument terrifiant et démesuré. Il y a eu Nolan, qui s’est planté avec la guimauve pourrie d’Interstellar. Il faudra désormais compter sur James Gray, avec son voyage intime et ambitieux, son portrait titanesque des hommes et de leurs limites.