Throbbing Gristle, la radicalité
[Un vieux texte, écrit pendant un confinement]
Je ne suis pas quelqu’un de radical. Pendant longtemps, le groupe le plus radical que j’avais jamais écouté était Einstürzende Neubauten. Le groupe allemand mené par Blixa Bargeld pouvait passer pour radical pour des raisons évidentes. Bien qu’à partir des années 90, et dans une moindre mesure à partir du milieu des années 80, le groupe ait commencé à structurer ses morceaux et à écrire, à proprement parler, des chansons, les trois premiers albums de la formation berlinoise étaient d’une autre tenue. Expérimentaux, violents, prenant à la lettre (mais avant la lettre) l’idée d’une musique “industrielle”, Neubauten incorporait des percussions faites de tuyaux en PVC ou en aluminium, des synthétiseurs obsolètes, des caddies, des engins de chantier et des marteaux-piqueurs.
Pourtant, je trouve que Neubauten n’allait sans doute pas aussi loin qu’ils auraient pu. Bien sûr, leur esthétique crade, les haillons de cuir de Blixa Bargeld, les lives qui manquent de foutre le feu à la salle de concert… Il y a quelque chose. Mais, même si le message de Neubauten, collapsologue avant l’heure (leur nom signifie “bâtiments neufs qui s’effondrent”) et autant marqué par l’anarchisme que par le dadaïsme, est bien un message fort et incroyablement bien transmis. Il n’y a pas de place pour l’ambiguïté chez Neubauten : Kollaps, un cri on ne peut plus clair. Je pense que ce qui fait que Throbbing Gristle est le groupe le plus radical que je connaisse, c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas clair. Throbbing Gristle porte un message volontairement, magnifiquement ambigu. Et surtout, un message infiniment plus radical.
La première fois que j’ai rencontré le travail de Genesis Breyer P-Orridge, membre la plus connue et la plus influente de Throbbing Gristle, c’était en février 2019, à La Haye, lors de la première exposition rétrospective qui lui avait été consacrée, “There is only one artwork…L-if-E”. J’avais bien sûr déjà entendu une représentation live de leur morceau “Discipline” et quelques morceaux du groupe Psychic TV, je l’avais croisée dans une interview particulièrement drôle dans le documentaire Dig!. Mais je n’avais jamais eu l’occasion de me confronter aussi frontalement à son travail, qui, je m’en rendais alors compte, dépassais le cadre de la musique. On trouvait dans cette exposition des vidéos violentes et dérangeantes, des références occultistes, des collages particulièrement drôles, des références sexuelles (phallus et vulves)…
Pourtant, il était évident que toutes ces œuvres n’étaient pas de la simple provocation. Il y avait dans ces faux portraits d’Elizabeth II, dans ces clips fascinants, quelque chose qui était, à proprement parler radical. Radical par sa violence, par la crudité des images, mais aussi par le fait que cette imagerie tranchait par rapport à n’importe quelle autre galerie d’art, et pas seulement comme cela pourrait être le cas pour d’autres œuvres d’art contemporain. Non, il y avait ici quelque chose de véritablement sulfureux, subversif, et si je pouvais le percevoir dans une modeste exposition en 2019, j’imagine à peine la façon dont de telles œuvres pouvaient être perçues dans les années 1970.
The Second Annual Report et 20 Jazz Funk Greats, les deux albums de Throbbing Gristle que j’ai le plus écouté pour l’instant, me rappellent d’ailleurs tout à fait cela. La musique peut, de loin, apparaître un peu plus conventionnelle que Neubauten. Et pourtant! Si une partie de la musique s’apparente à du krautrock innocent, il y a tout de même quelque chose d’insidieux. Les instruments sont utilisés de façon tout à fait dilletante, la structure des morceaux est totalement éloignée des standards de la musique pop. Le son de ces albums, lo-fi, abstrait, est totalement en avance sur son temps, l’album usant de techniques d’enregistrement révolutionnaires, les bandes sont retournées, manipulées, aucun instrument n’est utilisé de façon conventionnelle. Et même si les morceaux les plus calmes et les moins “offensifs” préfigurent une bonne partie de la musique ambient/drone des 40 années qui suivront, les paroles sont dans la même veine. Je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi violent, dérangeant, voir immoral, que “Slug Bait”. Récit du meurtre d’une femme enceinte et du rituel cannibale qui s’ensuit, “Slug Bait” est un des morceaux les plus révulsant que j’ai écouté de ma vie. Ou il pourrait l’être, sans le jeu si ambigu de Genesis P-Orridge entre premier degré, provocation, message politique et interrogation de nos propres perversions.
Certains suggèrent même que Throbbing Gristle, et plus largement la musique industrielle, aurait ouvert une sorte de troisième voie, entre musique savante (ce qu’elle n’est clairement pas) et musique populaire. Je crois que l’écoute de The Second Annual Report a été une des expériences musicales les plus étonnantes de ma vie, et je ne suis absolument pas surpris de l’impact immense de Throbbing Gristle sur toute la musique différente, alternative, du reste de l’histoire du rock. Rien ne ressemblait à The Second Annual Report. 20 Jazz Funk Greats est peut-être plus accessible, mais je l’aime peut-être encore plus, la musique industrielle n’étant jamais aussi efficace que lorsqu’elle se mêle un peu de rock plus conventionnel.
Il existe une riche bibliographie concernant Throbbing Grislte, en dire plus ne serait donc pas forcément utile. Mais ce que je souhaite souligner ici, c’est que faire une musique violente, jouer rapidement et contre l’establishment, faire du bruit, ne suffit pas forcément à créer quelque chose qui tient de la radicalité. Ce qui est radical, c’est, en fait, de créer quelque chose de véritablement subversif. Le génie de Throbbing Gristle a été, sans s’encombrer de concepts complexes, de livrer une musique complétement indépendante de tout jugement moral ou esthétique, et donc de livrer quelque chose qui dépasse les carcans de la musique pop. C’est, pour moi, encore plus que n’importe quel morceau de harsh noise ou de death metal, la musique la plus radicale qui existe.