Jérémie Foa – Tous Ceux Qui Tombent
J’ai peu eu l’occasion de lire cette année. L’esprit embrumé par une journée entière à parler, courir, n’est pas propice à la lecture. l’esprit qui n’est qu’à peine éclairé par le café du matin ne l’est pas non plus. Depuis un peu plus d’un an, de manière générale, je n’ai presque pas lu de livres, vu de films, écouté que peu de nouvelle musique.
Il y a un livre que j’ai feuilleté plus souvent que les autres. Un livre d’histoire ambitieux car doublé d’un puissant geste littéraire. Un livre sur le massacre de la Saint-Barthélemy. Je l’ai davantage feuilleté parce qu’un certain Eric Zemmour assurait que le massacre des hérétiques huguenots avait sauvé la France. Et je l’ai davantage feuilleté parce que je me demandais si nous pouvions pas basculer dans un contexte où la haine de l’autre, l’angoisse eschatologique, pouvaient déboucher sur des violences de masse. Un contexte où on arme 30 000 réservistes formés en dix jours et où des militants identitaires prétendent vouloir sauver le monde.
Plutôt qu’une lecture “verticale”, sur les causes immédiates et les enjeux politiques du massacre de la Saint-Barthélemy (le massacre de milliers, de dizaines de milliers de protestants en France, dans les derniers jours de l’été 1572), Jérémie Foa en propose une lecture “horizontale” : il veut comprendre qui sont les victimes, qui sont les tueurs, qui sont les auteurs des crimes de papiers, qui sont ceux qui sauvent et ceux qui condamnent, pendant une gigantesque tuerie. Quelques dizaines de chapitres retracent chacun un épisode de cet été infernal. Ce qu’il découvre en épluchant les archives judiciaires de la conciergerie, les inventaires après décès rédigés par des notaires, les martyrologues protestants bien plus pertinents qu’on pourrait le penser, résonne beaucoup avec des réflexions qui ont marqué sa génération de chercheurs : il multiplie les références, les citations, à l’histoire de la Shoah, du génocide tutsi… Il est question d’un massacre perpétré par des hommes tout aussi “ordinaires” que les massacreurs nazis analysés par Browning : ce sont des personnes parfois aisées, souvent fort bien intégrées à leurs paroisses. Ailleurs, une citation de l’historienne Hélène Dumas ouvre un chapitre évoquant les “massacres de proximité”.
Car c’est ça qui est si étrange et surprenant, avec cette analyse au ras du sol : la Saint-Barth’, c’est des voisins qui massacrent leurs voisins. Les tueurs vivent dans la même rue que les victimes. Encore plus vertigineux : ce sont des gens méfiants et inquiets qui entendent leur voisin catholique frapper à leur porte, criant qu’ils vont les égorger… Et les huguenots viennent leur ouvrir la porte. Pourquoi ? Parce que les protestants de la seconde moitié du XVIe siècle sont habitués aux menaces des catholiques zélés et surarmés (un des plus zélés d’entre eux possède des épées, des hallebardes, des pistolets et des arquebuses chez lui). Ils se disent qu’au pire, ils passeront deux semaines au cachot pour avoir rompu le carême. Or, cette persécution a une autre conséquence : “le massacre, sans être prémédité, a été préparé de longue date”. Les tueurs connaissent le nom, l’adresse, même le visage de leurs victimes. Ils les ont arrêté des dizaines, des centaines de fois.
Mais le livre va encore plus loin : il montre aussi que pendant les massacres, des contrats sont signés, des mariages ont lieu, des enfants naissent. “Tous Ceux Qui Tombent” apporte sa pierre à l’historiographie des violences de masse : on parle de centaines, de milliers de morts en une nuit, exécutés par une poignée d’individus (à peine quelques dizaines de personnes). Qu’est-ce que vivre pendant le massacre ? Les parisiens spectateurs détournent-ils le regard ? Ce jeune homme qui s’est pris une balle perdue, était-il bien là par hasard, le hasard est-il encore possible dans ces journées paroxystiques ? Pourquoi un homme félicite-t-il les assassins de sa femme ?
Foa est peut-être en empathie pour les victimes. Il a rappelé (si il fallait le rappeler !) dans un récent tract paru chez Gallimard démontant la rhétorique historique de Zemmour que les victimes n’étaient pas les bourreaux. Ce qu’on peut toujours déchiffrer, c’est un geste d’écriture sensible. D’un point de vue formel, deux chapitres sont terrassants. Il y a ce passage où les noms des victimes, parfois la mention qu’ils sont des enfants, s’enchainent, ligne par ligne, mise en abyme de l’historien ne pouvant que s’émouvoir – car l’histoire, parfois austère, est aussi émouvante. Et il y a cette ouverture de chapitre si étrange : “une nuit j’ai rêvé que je fouillais sous la Tour Eiffel“. Je n’ai pas le livre sous la main, mais je me souviens par cœur de cette phrase qui ouvre un chapitre sur les corps ayant dérivé le long de la Seine. Je me souviens l’avoir lu au moins quatre fois. C’est une phrase inhabituelle dans un livre d’histoire. Foa le sait et passe ensuite plusieurs lignes à s’excuser et à justifier cet exercice de mise en scène de soi. L’historien a de l’empathie pour son sujet d’étude. L’historien choisit de désigner des victimes… Et donc, des “coupables”.
C’est un livre plein de fantômes.