à propos de country et de Zach Bryan

Je crois ne jamais avoir écouté autant de nouvelles sorties qu’en 2023, même à l’époque où je découvrais la musique et où j’étais boulimique de son. C’est le mois de décembre et les tops de fin d’année tombent tous, amenant avec eux leur lot de trouvailles formidables, de curiosités, d’enthousiasmes curieux… Une année où il y a beaucoup à dire, en témoigne quelques articles creux de pitchfork, un numéro volumineux de Wire et un enthousiasme autour des albums de l’année même dans des médias où la musique est secondaire.

Pourtant, l’été dernier, un énorme sujet préoccupait toute la presse, pas que musicale. Un sujet que je ne retrouve pas actuellement dans les bilans de 2023, qui semble avoir été enterré, comme si une sidération discrète avait fini par nous recouvrir : cette année, les américains ont écouté plus de country qu’ils n’en ont écouté depuis des décennies, et le genre pourrait rivaliser avec le rap et la pop dans quelques années. Toute la presse s’est faite l’écho du hit populiste “Rich Men North of Richmond” de Oliver Anthony. Fin août / début septembre, je m’étais amusé à regarder le billboard américain : énormément morceaux de country. Mais le plus sidérant, c’était le plus gros artiste américain du moment, celui dont le nouvel album sorti dans la précipitation détenait le haut des charts. Quelqu’un qui a quasiment mon âge, et qui, en vieille Europe, est un illustre inconnu.

Zach Bryan n’est pas le premier album de Zach Bryan ; son parcours paraît aujourd’hui plutôt banal, ancré dans notre époque, des débuts sur YouTube et Tiktok au premier “vrai” album, avec entre deux une poignée de singles et de mini-albums. Pas banal cependant : son succès. “Somewhere in the orange”, chanson minimaliste à la guitare et à l’harmonica, compte plus de six cent millions de streams rien que dans sa version single. Son album précédent s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires (streams compris, certes). C’est un des artistes les plus populaires aux états-unis. Pourquoi et comment ?

Si le genre a déjà une réputation d’ultraconservatisme, musical comme politique, quelques cas récents permettent de se rendre compte que la country a suivi les évolutions politiques de la société américaine. On pourrait mentionner les drifts racistes de Morgan Wallen ou les penchants libertariens de Winston Marshall, ancien membre de Mumford & Sons. Ou encore “Try that in a small town” de Jason Aldean, terrible hit raciste du printemps à la hauteur de la réputation ridicule de son auteur (son album Old Boots, New Dirt est parfois vu comme l’acmé de la country-pop). “Rich Men North of Richmond”, dont j’ai parlé plus tôt, est un cas à la fois aberrant et révélateur : le morceau s’est retrouvé à l’insu de son auteur en tête des charts après une large campagne de lobbying de l’alt-right américaine et malgré les justifications pathétiques de son auteur, qui se dit évidemment ni de droite ni de gauche.

Zach Bryan apparaît alors autrement plus sympathique. Évidemment, et peut-être par embarras, il se dit “libertarien”, tout en appelant à respecter les personnes trans. Il cultive surtout un total apolitisme, revendiquant un dégoût du monde et un humanisme ultra-consensuels. Mais il y a autre chose. Un article passionnant de Stereogum le dira mieux que moi : ” Rich Men North of Richmond” est une chanson atroce, une ratatouille ultra-conservatrice sans queue ni tête, interminable, mal interprétée et pénible à écouter. “Fast Car” de Luke Combs, “Last Night” de Morgan Wallen, les morceaux en tête du billboard au moment de la sortie de Zach Bryan, sont des chansons qui semblent appartenir à une autre dimension. Ridicules, ouvertement passéistes, ronflantes, elles portent le grotesque que l’on associe en Europe à la country-pop américains, les chapeaux trop grands, les grosses voitures, les refrains autotunés montés sur des murs de steel guitar.

Ce qui marche chez Zach Bryan n’est pas une question d’authenticité. Au contraire, bien qu’il ne cesse de rappeler, discrètement et élégamment, son service chez les U.S Marines, la mort de sa mère DeAnn, son enfance entre l’Oklahoma et Okinawa, il surjoue constamment : il surjoue comme un sportif surjoue ses blessures ou comme Bruce Springsteen surjoue ses origines modestes, tout est vrai, mais cela n’empêche pas de le mettre en scène de manière spectaculaire. Mais malgré sa carrure, malgré les cicatrices qu’il porte encore après un grave accident de moto il y a quelques années, Zach Bryan ne chante pas (ou assez peu) sur l’essence de l’Amérique rurale ou sur les amitiés viriles. Ce n’est pas l’authenticité qui importe, mais la simplicité. Bien sûr, l’album est plutôt high-fi et est blindé de featurings (un morceau pénible avec les Lumineers, notamment), bien qu’il ait été enregistré en pleine tournée avec un groupe réduit.

On échappe pas toujours au kitsch, aux accents country-pop qui me font toujours tiquer, mais la collection de chansons est tout simplement désarmante, bien plus digeste que l’interminable American Heartbreak et plus facile à suivre que ses premiers albums décousus. Les musiciens, discrets, accomplis, accompagnent parfaitement le tout, il y a là un piano endiablé, un orgue éléctrique, une trompette épique qu’on aimerait entendre davantage. Il y a, déjà, une étonnante maturité même dans la voix : Zach Bryan assume les fausses notes, la fragilité et la cassure, une voix dont on ne saurait saisir ce qui la rend si intensément attachante.

On se rend alors compte de ce qui fait l’essence de l’album : les chansons. Zach Bryan est probablement un des meilleurs auteurs de l’americana contemporaine, du moins le meilleur a avoir atteint une telle notoriété dans la country actuelle. Ce n’est pas seulement que ses chansons, qu’il décrit comme des poèmes qui lui viennent en tête, sont infiniment plus émouvantes et tendres que les autres chanteurs de country mainstream américains, c’est qu’elles sont émouvantes et tendres tout court. Il y a sur l’album tant de lignes mémorables, désarmantes de beauté, qui paralysent celui qui a déjà aimé ou qui a déjà sombré : “6 AM and fucked up again / Askin’ God where the hell He’d been“, “The best parts of you are here, but you’re still gone“, “I wish I didn’t, but I do / Remember every moment on the nights with you“. Il y a surtout une chanson plus proche de ses débuts sur YouTube que d’un hymne pour stade, sommet discret de l’album : la ballade nocturne lo-fi “Smaller Acts”, digne d’une chanson de John Prine.

There ain’t no love a man can find
You’ll feel her in a room if you was blind
There ain’t a thing a man can do
She’ll only love you for you

Je suis étonné du silence, en cette fin d’année, sur ce qui a été décrit comme le meilleur album de country de l’année, peut-être surtout parce qu’il apportait de l’air frais dans un paysage estival moribond. Alors non, ce n’est pas dans mon top 10, trop de chansons maladroites, de passages kitsch, une trop grande volonté d’écrire “la grande chanson” à chaque fois. Mais ce n’est pas loin : Zach Bryan est un album splendide, magnifique, clairement le truc le plus beau à avoir explosé les charts américain depuis des décennies.

Zach Bryan, King Krule américain ? C’était l’hypothèse, si j’ose dire, de Olivier Lamm, qui m’a fait découvrir cet album, d’ailleurs dans le top de Libé. Allons plus loin, et disons carrément que Zach Bryan est le King Krule de la génération tiktok, l’auteur-compositeur sympathique et discret dont le songwriting synthétise les angoisses et les aspirations d’une génération : l’amour et la joie comme résistance au chaos, la volonté de prendre le large et de déserter une société malade. Une génération qui comprend déjà tout au second degré, qui choisit de transformer son fatalisme en idéalisme.