Christophe Naudin, William Blanc – Charles Martel et la bataille de Poitiers

Dans le cadre d’un séminaire d’histoire médiévale, je devais être évalué sur la mise en compte-rendu d’un ouvrage de mon choix en rapport avec mon orientation future ou mes thèmes de recherches. Souhaitant m’orienter en histoire publique, j’ai choisi de mettre en compte-rendu ce livre, ayant pour sujet le traitement de la bataille de Poitiers dans la sphère publique et dans l’historiographie médiévale comme contemporaine.

Bien qu’il s’agisse d’un exercice par définition plutôt scolaire, j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur ce livre et je souhaite donc partager le contenu de ce travail ici.

Charles Martel et la bataille de Poitiers, sous-titré De l’histoire au mythe identitaire, est co-écrit par deux auteurs aux parcours légèrement différents. William Blanc, d’abord, est doctorant en histoire médiévale, plus particulièrement spécialiste des représentations du moyen-âge dans les cultures populaires contemporaines. Il a publié entre autres Le Roi Arthur, un mythe contemporain, sous-titré D’Hollywood à Kaamelott en passant par les Monty Python en 2016, ainsi que Super-héros : une histoire politique en 2018 et Winter is coming : une brève histoire politique de la fantasy en 2019. De son côté, Christophe Naudin enseigne l’histoire dans le secondaire et participe au site Histoire-pour-tous.fr. Il faut noter que ce n’est pas la première fois que ces deux auteurs travaillent ensemble, ayant déjà publié avec l’historienne Aurore Chéry un livre intitulé Les Historiens De Garde, sous-titré De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national en 2013.

Pour aller plus loin, il faut d’abord préciser que Charles Martel et la bataille de Poitiers est divisé en deux parties; la première décrit la bataille dans un contexte très large, partant de la mort de Mahomet et des invasions arabes jusqu’aux dernières incursions des “sarrasins” en Gaule. La seconde partie du livre s’intéresse à la réception de la bataille, des chroniques médiévales contemporaines à ses récupérations les plus récentes en passant par sa présence dans l’histoire scolaire. C’est donc à la fois un travail de synthèse sur la bataille de Poitiers, de ses origines à ses conséquences, une étude originale sur la réception de cette bataille et son éventuelle présence dans les mémoires ou dans la sphère publique, ainsi qu’un essai historique qui participe au “débat” sur la bataille de Poitiers.

Car il faut bien souligner que le livre a été publié dans un contexte ou la bataille de Poitiers était particulièrement présente dans le débat public. En effet, l’ouvrage se situe dans un contexte de tensions identitaires, avec une récupération de la bataille de Poitiers par une partie de l’extrême-droite française, et ce de façon encore plus importante après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015.

Comme précisé plus tôt, le livre est divisé en deux parties, la première livrant une synthèse historique de la bataille, la seconde étant une enquête historique sur le traitement de la bataille à posteriori. La première partie se base sur une historiographie le plus souvent récente et souhaite remettre la bataille de Poitiers dans son contexte et interroger ses causes, ses conséquences. Partant de la mort de Mahomet, les auteurs décrivent de façon très synthétique les directions des premières conquêtes, insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un processus ininterrompu : ces conquêtes du VIIème-VIIIème siècles sont en effet parfois ralenties par des conflits au sein même du monde islamique, et ne progressent pas de la même façon en Perse, au Levant ou en Afrique du Nord.

Ils insistent aussi sur le fait que ces conquêtes les opposent à des ennemis affaiblis : l’empire byzantin, la Perse sassanide, enfin l’Espagne wisigothique, la conquête de la péninsule ibérique étant d’ailleurs résumée plus succinctement. En Gaule, les forces musulmanes font également face à un ennemi divisé : de grandes tensions existent entre les grands, notamment entre les duc d’Aquitaine et le pouvoir franc. A tel point que des alliances entre francs et seigneurs musulmans naissent!

La bataille de Poitiers est donc replacée dans un contexte : des troupes venues de la péninsule ibérique ont alors déjà été défaites quelques années plus tôt à Toulouse, et cette bataille est aussi à envisager dans le contexte des relations conflictuelles entre le Maire du Palais franc, Charles Martel, et l’Aquitaine. Concernant la bataille en elle-même, les auteurs choisissent de ne pas la décrire trop en détail, insistant tout de même sur le fait qu’il s’agit avant tout d’un raid et d’un pillage, et non d’une véritable offensive. De plus, la bataille est loin d’être réduite à une escarmouche, les auteurs insistant sur le fait que l’émir de Cordoue Abd al-Rahmân meurt au combat, que la bataille concerne des milliers d’hommes, et que les troupes musulmanes ne tenteront plus jamais de lancer des attaques à travers les Pyrénées.

La bataille est tout de même loin d’être une bataille entre deux blocs à la fois civilisationnels et religieux. De plus, d’autres affrontements ont ensuite lieu en Provence, ce qui relativise le “coup d’arrêt” supposé de la bataille, et les auteurs insistent sur l’après-Poitiers, évoquant les guerres civiles du monde musulman et la présence de populations musulmanes en Gaule. L’idée d’une véritable “Guerre Sainte” est donc présentée comme un quasi-fantasme.

La seconde partie du livre, consacrée à la façon dont la bataille est devenue un “mythe identitaire”, est plus longue et plus dense. Blanc et Naudin dissèquent tous les éléments qui peuvent avoir conduit à ce que la bataille de Poitiers soit aujourd’hui devenu un sujet brûlant de l’historiographie actuelle. Cela passe d’abord par la mémoire de Charles Martel, qui, les auteurs le constatent, a bien longtemps été vu comme un spoliateur des biens de l’Église, un document du XVème siècle le montrant même en train de brûler en enfer! C’est que tout au long du moyen-âge, la figure de Charles Martel est dérangeante et ambigüe, à cause de ses relations avec les Grands, de ses rapports avec l’Église ou même de son statut de maire du palais pippinide. Sa figure n’est guère rappelée que à l’occasion de changements dynastiques.

Poitiers et Charles Martel sont ainsi quasiment oubliés, tout juste évoqués de façon très secondaire, que ce soit dans l’historiographie royale ou dans les arts. Poitiers est même parfois vu comme une victoire de l’obscurantisme! C’est encore largement le cas à l’époque moderne, par exemple chez les lumières, marquées par une véritable fascination pour l’Islam supposé plus tolérant et vertueux que la foi chrétienne (c’est tout de même un Islam relativement mal compris qui est admiré).

Quelque chose a lieu avec ce que les auteurs qualifient de “moment Chateaubriand”. En effet, en réaction aux pensées des lumières et à l’orientalisme du XIXème siècle, Chateaubriand propose une vision triomphante de la foi chrétienne, évoquant Poitiers dans Le génie du Christianisme et présentant les croisades comme des représailles de Poitiers. Cependant, cela reste à relativiser face à l’orientalisme et à un pouvoir qui reste plutôt désintéressé de la bataille. En témoigne le peu d’importance de Charles Martel dans la sculpture ou la peinture d’état, et encore plus tard, dans l’histoire scolaire : la bataille de Poitiers et Charles Martel ne figurent même pas dans la fameuse Histoire de France de Ernest Lavisse, et une annexe comparant la présence de Charles Martel ou de Poitiers par rapport à d’autres grandes figures ou événements de l’histoire de France dans des manuels scolaires édités de 1947 à 1956 permet de se rendre compte de la place mineure de cet événement dans l’histoire scolaire.

Finalement, les auteurs montrent bien, vers la fin de la deuxième partie, que l’apparition de la figure de Charles Martel dans le débat public est toute récente : il faut en effet attendre le basculement islamophobe d’une partie de l’extrême-droite française, pendant la guerre de Bosnie, qui voit les États-Unis soutenir les bosniaques. Poitiers est alors finalement vu comme un moment majeur, qui devient l’affrontement de deux blocs civilisationnels, dans une vision binaire qui reprend la très critiquée théorie du “choc des civilisations” de Samuel Huntington (qui, rappelons-le, assure que la “civilisation musulmane” est “structurellement agressive”!). Cette association entre les théories d’Huntington et Poitiers séduit donc l’ultra-droite dans les années 2000 et 2010, le terroriste norvégien Anders Breivik mettant même sur le même plan la bataille de Vienne en 1683 et la bataille de Poitiers, comme deux moments où des héros, Jean III Sobieski d’un côté, Charles Martel de l’autre, ont empêchés l’occident de sombrer. Il n’y a alors qu’un pas pour que des militants de génération identitaire ne montent sur le chantier de la mosquée de Poitiers pour défendre l’Occident “une nouvelle fois”.

Charles Martel et la bataille de Poitiers est un ouvrage particulièrement réussi et pertinent, toujours d’actualité. C’est d’autant plus remarquable que la rigueur des auteurs est bien visible et qu’ils sont particulièrement prolixes sur leur méthode : en témoignent les riches annexes, les déclarations systématiquement et richement annotées, les concessions que font les auteurs à leurs éventuels détracteurs. On le souligne d’autant plus que le livre, n’étant pas publié dans une maison d’édition “universitaire”, pourrait très bien ne pas s’encombrer de tout cela. On peut aussi remarquer un travail impressionnant au niveau des sources et de leur traitement, variées et au traitement clair, passant de manuels scolaires de l’immédiat après seconde guerre mondiale à des enluminures du bas moyen-âge.

L’engagement politique des auteurs, qu’on ne peut pas ne pas évoquer (précisons, entre autres, que la totalité des ouvrages écrits par William Blanc ont été publiés aux éditions Libertalia), n’est d’ailleurs que bien peu visible dans ces pages, et on ne pourra pas les accuser d’avoir réalisé un pamphlet mensonger ou leur livrer un procès d’intention. Surtout, le livre ne tombe jamais dans une caricature qui transformerait le sens de l’événement : alors que certains parlent aujourd’hui de la bataille de Poitiers comme d’une simple escarmouche, que d’autres l’évoquent comme une rencontre presque pacifique entre deux civilisations, Blanc et Naudin soulignent justement que cette bataille n’est pas un non-événement, mais qu’elle est à restituer dans un contexte bien plus large. La postface ajoutée en 2017 l’explique par ailleurs très bien, et insiste sur le fait que la bataille de Poitiers faisant aujourd’hui partie des questions historiques “chaudes”, ouvrir un débat sur le sujet est aujourd’hui tout à fait envisageable et permettrait justement aux historiens de remettre en question le supposé choc civilisationnel qu’aurait constitué la bataille.

La seule véritable critique qu’on pourrait adresser à l’ouvrage est d’ailleurs assumée et explicitement évoquée en conclusion : qu’en est-il de Poitiers ailleurs? On sait que la bataille de Poitiers est utilisée en effet miroir dans la propagande de l’État Islamique ou complétement transformée dans certains discours politiques communautaristes. On pourrait donc se demander comment la bataille est vue de l’autre côté de la méditerranée ou au moyen-orient, les auteurs regrettant que leur méconnaissance de l’arabe les empêche de s’intéresser à ces questions. Je noterais cependant un autre manque, qui existe peut-être également pour des raisons linguistiques : on pourrait se demander comment est vue la bataille (et plus largement la période d’Al-Andalus) dans l’historiographie, dans les mémoires, dans le monde scolaire et dans la sphère publique espagnole.