Musique & Mémoire : Par Les Damné·e·s De La Terre

Les deux thèmes qui me touchent le plus et sur lesquels je préfère écrire sont assez évidents pour peu qu’on se balade brièvement sur ce blog : les musiques populaires (disons, “Pop Music”), et les sciences sociales, particulièrement l’histoire. Les thèmes abordés sur les articles de ce blog parus jusqu’à maintenant le montrent bien. Pourtant, rares sont les occasions de lier les deux dans les mêmes articles. C’est peut-être, d’abord, parce que, bien qu’il soit possible que je me trompe, je ne connais pas de cas ou la musique a “fait l’histoire”. Cependant la musique populaire a, d’un autre côté, toujours été, qu’elle le veuille ou non, le produit d’un contexte, d’une époque, le témoin du monde dans lequel elle a été produite.

C’est encore plus révélateur dans le cas de la musique politique. Pascal Bouaziz, chanteur, leader et pivot créatif du groupe Mendelson et actif dans le duo Bruit Noir, en parle avec humour : dans une série de vidéos ou il décrit en détail les chansons de l’album Sciences Politiques de Mendelson, il différencie deux termes. La musique engagée, celle du “chanteur avec son bonnet péruvien”, conventionnelle, jamais bouleversante, et de l’autre, la musique “politique”, qui plonge celui qui a entendu ces chansons dans l’incertitude, le doute. La musique politique est frontale, directe, elle expose sa thèse clairement, et son étude est tout à fait intéressante. L’émission Juke-Box de France Inter s’amuse d’ailleurs à lier chansons plus ou moins politiques, implicites ou explicites, aux évènements qui sont contemporains de leur diffusion. Je souhaite donc parler d’un objet absolument fascinant, sur lequel il y a beaucoup à dire, et qui en dit énormément sur le potentiel qu’a l’étude des musiques populaires pour parler d’histoire.

L’année dernière est sortie une compilation sur le label Hors Cadre. Intitulée Par Les Damné·e·s de la Terre, elle présente un catalogue de chansons politiques francophones. Pas n’importe quelles chansons politiques : la pochette annonce, directement, des “chants de lutte”. Luttes décoloniales , critique du néo-colonialisme, du racisme, chants ouvriers… Une compilation dont les titres sont parus entre les années 60 et les années 80, entre la chanson contestataire de Colette Magny, le fameux “Je suis un sauvage” de Alfred Panou avec le Art Ensemble Of Chicago, la colère jazz/prog des ouvriers du Mouvement Culturel Renault et l’ironie mordante de Francis Bebey. En commun : des chants contestataires, malins, soulignant des problématiques encore contemporaines. Impossible de résumer clairement la musique qu’on y entend, tant il y a des choses belles et variées sur cet objet.

Mais quelque chose transforme cette compilation, inégale mais déjà très riche et remplie de morceaux brillants, en un objet absolument fascinant pour le futur historien que je suis, ou plutôt que j’aspire à être : une véritable ambition. Cette compilation est accompagnée d’une note d’intention, signée par le rappeur Rocé : il n’y a pas ici “que” la volonté de compiler des chants de lutte. Par Les Damné·e·s de La Terre parvient également à se transformer en un formidable, brillant, objet mémoriel. Un objet qui commémore la lutte de ces hommes et ses femmes.

De ce point de vue-là, Hors Cadres et Rocé ont fait quelque chose de brillant, quelque chose qui peut paraître évident mais que je n’ai que trop rarement vu. Ils ont proposé à deux historien·ne·s, Amzat Boukari-Yabara et Naïma Yahi, spécialistes des luttes sociales et des questions de lutte décoloniale, de signer un livret de plusieurs dizaines de pages, détaillant le parcours des artistes ayant publié ces morceaux, décrivant largement le contexte de leur enregistrement. Un morceau de musique n’est alors plus un simple extrait, la simple vitrine d’un pays ou d’une cause : le très beau “Le Mal Du Pays” de Manno Charlemagne est l’occasion d’évoquer un pan entier de l’histoire de la république d’Haïti, d’évoquer le sort de la diaspora haïtienne, qui m’était complétement inconnu, et de parler de la terrible dictature des Duvallier, le tout grâce au destin d’un musicien et militant à l’histoire fascinante. Le temps de deux pages, nous avons ce texte riche, ces pochettes de disque, toute cette mise en contexte d’un morceau déjà riches d’enseignements. La tracklist va jusqu’à préciser le “véritable” nom de la terre d’origine des interprètes : Kanaki pour “Nouvelle-Calédonie”, “Kamerun” pour le Cameroun…

Le disque entier est ainsi une immense réussite : Par Les Damné·e·s De La Terre devient alors le portrait de plus de 20 ans de luttes variées, osant même caler entre ces morceaux des extraits de discours prononcés par des personnalités aussi variées que Jean-Marie Tjibaou, homme politique kanak, ou encore, encore plus radical, Hô Chi Minh. Radicale : un mot qui convient bien à cette compilation brillante, parfois magnifique (les deux morceaux burkinabés, tous deux réalisés par Abdoulaye Cissé, sont émouvants de sincérité et de beauté), toujours absolument fascinante. Le chaînon manquant entre objet mémoriel, outil d’histoire publique, et musique brillante.