Quelques mots sur la mort de David Berman

Je suis retombé il y a quelques jours, sur un fichier nommé “Purple Mountains – Purple Mountains” sur mon disque dur. Un document encore vierge, créé dans les premiers jours du mois d’août. Je n’ai jamais réussi – et ne réussirais jamais – à y pondre quoi que se soit. Car quelques jours plus tard, David Berman est mort et les mots ne me venaient plus.

La nouvelle du retour de David Berman à la musique m’avait, comme pas mal de monde, surpris. C’était un retour absolument inattendu et inespéré, pour le gros fan de Silver Jews que je suis. Je le découvrais totalement par hasard : mon père s’amusant à me faire découvrir les disques qui l’avaient marqué en 2019, je reconnaissais immédiatement le chant approximatif de David Berman, et je me rendais compte que j’avais complètement raté ça. L’album, son plus personnel et son plus spontané, était magnifique. Dans les semaines qui suivirent ma découverte du disque, j’apprenais, stupéfait, pas mal de choses sur Berman, un homme dont la vie privée m’était largement inconnue : ses addictions à la drogue, son rapport à la dépression, son rapport à son père, lobbyiste méprisable. Je le découvrais parce que enfin, Berman semblait sortir de l’ombre, il se livrait sans filtre dans de longues interviews, il était sur le point de partir en tournée, exercice qu’il a pourtant toujours détesté. J’espérais même le voir un de ces jours en Europe.

Et pourtant, le 9 août dernier, j’appris, un matin, au hasard d’un tweet, l’improbable : David Berman était mort.

Je me levais avec flegme, apprenant à ma famille, à mes amis, à mes connaissances sur les réseaux sociaux, que David Berman était mort. Évidemment, en France, personne ou presque ne le connait. J’affirmais tout mon amour pour David Berman, et même ceux qui s’en foutaient d’un sombre chanteur américain comprenaient que je sois un peu touché par sa disparition. Même la mort de Leonard Cohen ou de Mark Hollis ne m’avaient pas autant touché. Évidemment : ces gens-là étaient des gens différents, dont la disparition était à attendre, des gens âgés, des gens ayant annoncés leur mort prochaine pour l’un, s’étant largement retirés de la vie publique pour l’autre.

L’annonce de la mort de David Berman était évidemment différente. Berman avait une véritable actualité, il était un homme d’un peu plus de 50 ans, ressortant de l’anonymat pour revenir, apparemment triomphant, avec un des plus beaux disques de sa carrière, et se préparant à une tournée qui allait évidemment être géniale. Et pourtant, le 9 août, la veille de son premier concert en plus de dix ans, il est mort. Il s’est suicidé. Et tout un pan de ce que j’aime dans la musique a disparu avec lui.

C’est en cela qu’il est d’autant plus difficile et émouvant d’écouter son dernier album. Il y a sur Purple Mountains toujours le même humour grinçant, les mêmes images magnifiques, le même désespoir doux. Mais il n’y a plus de personnages, plus de posture : pour la première fois, quand David Berman chantait “i“, il parlait de lui, pas d’un cowboy déprimé, d’un couple blasé ou d’un amant renversé par un camion. Il parlait de sa femme partant rencontrer son nouvel amant dans “Darkness & Cold”, de la mort de sa mère dans “I loved being my mother’s son”.

David Berman était le plus beau et le plus drôle des loosers. Il transformait sa vie en pilote automatique, ses échecs, en flamboyantes aventures. Il réussissait à rendre, en quelques accords maladroits, l’histoire la plus ridiculement naze du monde en aventure magnifique et écrasante de beauté. “I could sit here all day and quote memorable David Berman couplets and never grow tired. He had no competition. He was the competition”, dit à ce sujet John Darnielle de The Mountains Goats. Il a entièrement raison : Berman était le songwriter ultime, armé de toute sa maladresse et ses imperfections, il faisait vivre des chansons absolument superbes, les interprétait comme personne et savait donner tant d’âme à des textes si sobres. Il y avait dans ses chansons quelque chose de très ordinaire, une espèce de poésie quotidienne, des mots magnifiques et pourtant si simples. Et maintenant il nous a quitté, laissant ce dernier disque comme un testament. Testament volontaire ou involontaire, je l’ignore totalement.

Tout le monde s’est déjà retrouvé, un soir, prostré, parfois des heures, se demandant le sens de la vie, observant un paysage morne depuis sa fenêtre, désespérant de son apparence, de sa propre médiocrité sentimentale, sexuelle, relationnelle, professionnelle. Tout le monde a déjà souffert de la conscience de l’absurdité de la vie, et en même temps, de la volonté profonde de rester vivant. Car la vie est peut-être triste, mais elle est toujours belle.

“And as much as we might like to seize the reel and hit rewind
Or quicken our pursuit of what we’re guaranteed to find
When the dying’s finally done and the suffering subsides
All the suffering gets done by the ones we leave behind”

Purple Mountains, “Nights That Won’t Happen”