Tindersticks – No Treasure But Hope
Il y a des groupes qui, en plusieurs dizaines d’années de carrière, ne parviennent qu’à sortir un, deux bons albums. Interpol, dont j’ai parlé du premier album sur un des premiers articles publiés sur ce blog, en est un exemple : 20 ans d’existence maintenant, un premier album magnifique, puis une série d’albums fatigants ou on retrouve tout juste de temps en temps un ou deux bons morceaux. Et il y a, parfois, des groupes qui arrivent à s’en sortir avec une carrière quasiment exemplaire, qui sortent des albums plus brillants les uns que les autres. Tindersticks fait partie de ceux-là.
Rappelons leurs faits d’armes : trois premiers albums superbes, allant de plus en plus loin, culminant avec l’immense Curtains, un disque qui oublie d’être mesuré, qui se plonge dans les abîmes du chagrin, de la tristesse, qui joue avec dérision du sirupeux et du ridicule. Des disques moins bons, une séparation; puis un retour, totalement inattendu, dans les années 2000, avec le très réussi The Hungry Saw, le sympathique Falling Down A Mountain, et enfin le gigantesque, immense, The Something Rain, que je considère comme un des plus beaux albums de la décennie.
Et puis, surprise : alors qu’on ne les attendait plus, qu’on se disait qu’ils avaient donné tant de choses (au moins cinq, six albums excellents en 25 ans), qu’on ne leur demandait même plus l’excellence, revoilà Tindersticks avec No Treasure But Hope, un album superbe, un album magnifique même, un album comme on en attendait plus de leur part, et en même temps un album comme seul Tindersticks peut en faire.
Non pas que leur dernier album, The Waiting Room, était raté. Simplement, en allant un peu hors de leurs habitudes, Tindersticks faisait quelque chose qui n’était pas non plus une immense réussite, et malgré une première partie d’album plutôt sympa, on était moins convaincus par l’autre partie, trop polie peut-être, trop propre. Et on s’était surpris à limite préférer le nouvel essai solo de leur principale tête pensante, Stuart A. Staples, un disque surprenant, sous influence de soul et de Talk Talk.
Sur No Treasure But Hope, Tindersticks a, je crois, choisi de revenir sur ses vieux rails. La petite note d’intention qui accompagne la sortie de l’album le dit d’ailleurs très bien :
“We wanted to make something physical and human. Not constrained by clicks or grids or loops. Songs played into the air, captured in a moment, unique to that moment and how we felt and reacted to each other within.”
Quel besoin de parler de No Treasure But Hope quand Tindersticks en parle si bien? Effectivement, ce nouvel album a quelque chose de plus modeste, de plus simple, de plus tranquille. Un album fait avec assurance, mais avec apaisement aussi, un album loin d’être léger (on a encore droit à des tornades lyriques, à des textes bouleversants) mais qui n’hésite plus à laisser passer la lumière. Il ne faut pas se laisser piéger par l’aspect tout à fait dramatique, par le côté plombé du piano et des cordes de “For The Beauty”, magnifique chanson d’ouverture, une chanson d’amour un peu déprimée mais si belle et si claire : “Just to feel, to love, to live, to try, to feel, to live, to love, to try”. “Juste” tout ça!
Car le reste du temps, c’est tout de même un album, par rapport au reste de la discographie de Tindersticks, qui apparaît comme bien plus apaisé. L’exemple le plus évident, c’est ce “Pinky In The Daylight”, ses accords de guitare façon musique grecque, son refrain sublime (“Pinky In The Daylight, crimson at night, yeah, I love you…”), ses arrangements de cordes, son côté old school complétement assumé. Il y a aussi le tendre, rassurant et adorable “Take Care In Your Dreams”, l’entraînante “The Amputees” ou le besoin d’amour n’a pour une fois rien de maladif.
Cet aspect plus apaisé des chansons de Stuart Staples, qui chante toujours aussi bien, et pourtant toujours aussi à côté de la plaque, permet aussi de sublimer les passages les plus mélancoliques, voir sombres de l’album. “The Old Man’s Gait” est une chanson douce-amère sur la figure du père, sur cette “allure de vieil homme”, sur les souvenirs qui passent et qui nous sont transmis, avec au sommet ce passage spoken word particulièrement touchant. Il y a aussi la chanson-titre, plutôt pessimiste et interprétée en solo-piano.
Mais surtout, le sommet du disque, pour moi, c’est “See My Girls”. Le morceau le plus long de l’album. Celui ou Tindersticks choisit de laisser le plus s’épanouir la tension aussi. C’est une série de visions fiévreuses, hallucinées, mais au début rassurantes : on démarre tranquillement avec des visions idylliques qu’on retrouverait dans n’importe quel guide de voyage, on a la tour Eiffel, l’Amazonie, les grands immeubles de l’Amérique lointaine. Mais quelque chose ne va pas, les chœurs sont inquiétants, le rythme quasiment saccadé, et nous voilà embarqués dans ce flot délirant, ou l’écriture nous prend au piège : nous qui aimions tant ce portrait flatteur du monde, nous sommes pris à revers, d’un coup, par la guerre au Yémen, les tombes de la Grande Guerre, par les morts du Cambodge et d’Auschwitz. Et c’est d’autant plus impressionnant que tout cela se fait avec une relative économie de moyens : pas de cuivres tonitruants, pas de guitare qui hurle. Juste le chant magnifique de Stuart Staples, ce riff si élégant, ces cordes voluptueuses.
Avec No Treasure But Hope, Tindersticks signe ce que je considère comme la plus grosse surprise de la fin de l’année 2019. Une collection sans prétention de dix chansons superbes, dix chansons construites avec un soin d’artisan, ou le détail fait loi et qui ne se complaisent jamais dans le ridicule ou le too much. Après 25 ans de carrière, ils confirment que, dans ce sillon si classieux et maniéré du rock, ils sont encore un des groupes les plus habiles et compétents de la planète.