Vertus de l’ignorance

Court texte sur une idée qui germe dans mon esprit depuis quelques jours

Je me suis lancé aujourd’hui dans la lecture de Désirs Postcapitalistes de Mark Fisher, une série de cours donnés peu avant sa mort, et cette lecture m’a fait replonger dans une idée qui me reste en tête depuis quelques jours et que je soutiens depuis peu, avec une grande joie, à mes amis : l’étendue de mon ignorance.

En dehors du fond du livre – fort intéressant par ailleurs – je suis frappé par quelques excursus : il recommande ainsi à ses étudiants, en “lecture complémentaire”, la lecture de Deleuze et Guattari, et déclare en passant que ses étudiants connaissent vraisemblablement tous déjà le Manifeste Cyborg de Donna Haraway. Il y a quelques temps encore, ces pas de côté m’auraient plongé dans un profond désarrois : j’ai échoué à lire Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari ; je n’ai découvert l’existence du Manifeste Cyborg qu’en début d’année, le livre étant mobilisé pour l’exposition Avant l’Orage à la Bourse de Commerce, où je travaille à l’accueil.

Je n’ai pas eu d’éducation bourgeoise : en fait, mon enfance et mon adolescence, émotionnellement violentes, malheureuses et solitaires, n’ont pas été l’occasion d’avoir une vraie éducation culturelle, musicale, cinématographique, artistique. Mon père m’a transmis des bribes de connaissances, mais venu lui-même d’un milieu très populaire, il avait beau s’enorgueillir de son amour de John Ford et de Pink Floyd, il dissimulait, peut-être sans s’en rendre compte, une absence de réelle formation culturelle. Ce jugement peut sembler élitiste, il l’est sans doute en partie. Et en effet, sans l’assumer complétement, je regrette un peu, aujourd’hui, de ne pas avoir vraiment eu d’éducation bourgeoise.

Il y a deux ans, mon frère m’envoyait un SMS pour m’annoncer qu’il était révolté par les jeunes prenant des tas de photos et enchaînant les stories Instagram devant les Nymphéas au musée de l’Orangerie. Je lui répondais immédiatement, mais je n’avais pas mentionné que j’ignorais ce qu’étaient les Nymphéas et je n’osais pas le faire. C’est envers lui que ce complexe d’infériorité culturelle et intellectuelle fut le plus prononcé (je me souviens que, à 17 ou 18 ans, il lisait à voix haute (il hurlait même) du Lautréamont dans sa chambre. Je n’ai jamais lu Lautréamont.). Mais maintenant, ayant du recul sur ma visite, quelques mois plus tard, du musée de l’Orangerie, je me rend compte que ça a été une chance : j’avais découvert les Nymphéas. J’avais vraiment conscience d’avoir appris l’existence, et vu pour la première fois, les Nymphéas.

Prendre la “culture” à rebours, l’assumer, est aujourd’hui une libération : je peux voir et aimer toutes ces choses “en retard”, mais je les vois avec un œil adulte. Je n’aurais jamais à renier quoi que ce soit, car je me forme en retard, et ce retard est en réalité une libération. Dernièrement, j’ai vu pour la première fois quelques classiques du cinéma, que des gens cultivés et curieux voient normalement quand ils ont 17, 18, 19, 20 ans, surtout si ils sont comme moi solitaires et peu portés sur ce qu’aiment souvent les garçons de leur âge. Ce sentiment a quelque chose de profondément grisant : car contrairement à ces gens, je n’aurais jamais à renier mes goûts, accusant ma jeunesse et ma crédulité. Je sais déjà ce que j’aime et ce que je n’aime pas, et je peux m’ennuyer devant Le Miroir sans complexes, m’éclater devant Casino ou les films de Wong Kar-wai alors que les aigris et les cyniques ne peuvent plus voir en peinture ces machins trop encensés.

Je comprends de mieux en mieux l’expression “j’envie celui ou celle qui n’a pas encore vu / lu / écouté”. Il ne faut pas voir l’inculture comme une tare, mais comme une potentialité inouïe et trop peu (jamais) soulignée. Oui, avec de la curiosité, combattre son ignorance a quelque chose de vertueux et de magnifique. L’immensité de ce qu’il y a à voir et à entendre est suffisante pour une vie et bien d’autres, et il est finalement encore plus plaisant de sentir, au fond de soi-même, la fin de l’ignorance. Un jour, je pourrais lire Qu’est-ce que la Philosophie ?. Et peut-être Milles Plateaux.