Nick Cave & The Bad Seeds – Ghosteen
Je ne cacherais pas, et je n’ai jamais caché, ma fascination pour Nick Cave. Je l’ai déjà plus ou moins dit il y a quelques temps dans un texte consacré au joli One More Time With Feeling de Andrew Dominik, documentaire terrible ou le vieil australien évoquait le drame qui l’avait touché lui et sa famille, la mort accidentelle de son fils Arthur Cave. Nick Cave est, pour moi, tout simplement l’un des plus grands auteurs de chansons de l’histoire de la musique rock, incarnant une approche du rock “au second degré” qui m’a immédiatement touché lorsque je découvrais sa musique, il y a maintenant plus de cinq ans (une éternité à mon échelle). Nick Cave, c’est un rapport à Dieu, une démesure, une grandiloquence, une vulnérabilité aussi, c’est ce que la musique rock incarne de plus touchant, de plus beau et de plus jubilatoire à la fois. Il est un peu, pour moi, à la fois mon Elvis et mon Leonard Cohen.
Son retour avec Ghosteen, était tout à fait inattendu, le texte que j’ai écrit sur One More Time With Feeling étant tombé totalement par hasard dans la semaine ou Cave avait annoncé la sortie d’un nouvel album. C’était d’autant plus surprenant que quelque chose semblait clocher : la pochette kitschissime, le nom caricatural des morceaux… Tout clochait dans cette annonce. Et pourtant, le lendemain de mon anniversaire (le hasard fait bien les choses), Ghosteen sortait. Et si ce n’est surement pas le meilleur album de Nick Cave & The Bad Seeds, comme l’ont annoncé des critiques un peu trop enthousiastes, il s’agit indéniablement d’un des albums les plus déroutants, étonnants et fascinants de l’année.
Par ou commencer pour parler de Ghosteen, album boursouflé, qui déborde de tout, dont les aspérités font tout le charme, à la fois l’album le plus démuni et le plus démesurément grandiose de la carrière de Nick Cave? On commencera par dire que malgré une carrière de maintenant plus ou moins cinquante années et malgré une tendance à se réinventer constamment, Nick Cave n’est de nouveau plus le même : il fut punk camé chez Birthday Party, interprète maniéré dans les années 2000, obsédé par le blues dans le tournant des années 80 à 90, cœur brisé chantant sa douleur au piano sur The Boatman’s Call, prêcheur délirant au début des Bad Seeds. On le connait aujourd’hui comme un songwriter absolument inclassable, oscillant entre spoken word et chant d’un maniérisme certain, abandonnant totalement la narration au profit de mots lâchés avec une emphase terriblement pesante.
Il faut aussi souligner autre chose : musicalement, on a à peine l’impression d’être ici sur un album de Nick Cave & The Bad Seeds. On savait que Nick Cave et sa mauvaise graine la plus fidèle, Warren Ellis, avaient développés depuis pas mal d’années une fascination pour les compositions ambient, multipliant les bandes originales ou les nappes drones se superposent et ajoutant aux albums de Nick Cave & The Bad Seeds une touche synthétique plutôt efficace. Et pourtant, on est quand même surpris par la musique de ce nouvel album. Qui eut crû que Nick Cave sortirait un jour un disque presque sans batterie, sans basse, sans guitare, un album obsédé par les synthés analogiques et à la production totalement éloignée des standards de la musique rock?
Ça ne marche pas toujours, bien sûr. Surtout quand la musique s’emballe pour former une grande épopée : c’est parfois un peu trop dans le pathos, trop marqué, trop lourd, trop tout. Sans doute certains passages sont-ils un peu nauséeux. Et pourtant, ça marche : prenons simplement “Galleon Ship”, une chanson d’amour magnifique, probablement le morceau le moins terni par le deuil de l’album, et probablement celui que je préfère : c’est magnifique, immense, stellaire. Parfois aux portes du délire, les compositions tiennent en place, par miracle, elles ont quelque chose d’absolument inimaginable. Car on ne tombe jamais dans le côté glauque, impudique, qui empoisonnait parfois Skeleton Tree, dont les morceaux racés et bruts ressemblent finalement à des démos de Ghosteen.
Mais dans le fond, comme dans la forme, Ghosteen et Skeleton Tree sont absolument incomparables. J’en parlais rapidement avec des amis il y a peu : si Skeleton Tree était également un album de deuil, il ne faut pas oublier qu’il a été écrit avant les évènements tragiques ayant touché la famille Cave, et enregistré dans un contexte terrible et étrange, très bien présenté dans le documentaire One More Time With Feeling. Les morceaux de Skeleton Tree étaient des ébauches, c’est un album douloureux, créé dans la douleur, un album rugueux et mal-aimable, et tout cela volontairement. Mais même si je pense que Skeleton Tree est également un album fascinant, je reconnais également qu’il est fascinant dans sa volonté de ne pas être un album plaisant.
Rien de commun avec Ghosteen. Autre album de deuil, certes, mais autre deuil surtout. L’écriture de cet album a en effet quelque chose, comme son prédécesseur, de profondément intime et personnel, encore plus que tout ce que Nick Cave a jamais écrit. Mais il y a ici quelque chose d’incroyable : quelque chose de quasiment thérapeutique. Allons plus loin : quelque chose de psychanalytique. Nick Cave y examine le décès de son fils, toujours évoqué par images mais de façon sans doute plus explicite que sur Skeleton Tree, dont les morceaux n’évoquaient ça que de façon très parcellaire, l’interprétation et les compositions étant le cœur du processus de deuil. Et, encore plus incroyable : Ghosteen, alors qu’il est issu d’un processus déroutant, arrive à être un grand album. Un immense album, même.
Il n’y à qu’à s’intéresser aux paroles, absolument pas Nick Cave-iennes, de la chanson-titre, “Ghosteen”, pour s’en rendre compte : c’est un des titres les plus longs de sa carrière, et c’est probablement l’un des morceaux les plus fascinants de l’album. On pourra interpréter sans arrêt des phrases comme “There’s nothing wrong with loving things you can’t hold in your hand”, ou sur les mots qui ouvrent le morceau, ce magnifique et déchirant “the world is beautiful”. Mais il y a aussi des choses encore plus évidentes, des moments ou Nick Cave affronte le deuil, avec des images enfantines et pourtant si émouvantes et terribles, si éprouvantes :
The three bears watch the TV
They age a lifetime, O’ Lord
Mama bear holds the remote
Papa bear, he just floats
And baby bear, he has gone
To the moon in a boat, on a boat
Encore plus écrasante est la dernière piste de l’album, “Hollywood”, référence évidente à son déménagement récent pour la Californie. Sur la fin du morceau, chantant, première surprise, en fausset, Nick Cave décrit la terrible légende de Kisa Gotami, fable du bouddhisme ou Kisa, niant la mort de son fils, cherche de l’aide chez tous les habitants d’un village, et, seule dans sa tristesse, enterre son enfant dans la forêt.
Comment Nick Cave peut-il chanter quelque chose d’aussi absurdement terrible, comment peut-il songer à dire des choses pareilles alors que nous, qui l’écoutons, savons pertinemment que la légende n’est là que pour parler de lui, que ce déni était le sien? Et pourtant, que c’est beau, que c’est émouvant. Et le voilà qui chante :
It’s a long way to find peace of mind
And i’m just waiting now
For my time to come
And i’m just waiting now
For peace to come
For peace to come
Car, et je conclurais là-dessus, c’est aussi ce que je retiens de ce Ghosteen. Nick Cave chante comme on ne l’a jamais entendu. Spoken word, voix de tête, lyrisme écrasant, Il y a dans ses intonations du Scott Walker (“Waiting For You”), voir même du Tom Waits (“Bright Horses”). Il habite littéralement l’album, et alors même que j’ai tout fait, depuis quelques années, pour me distancier de la fascination perverse qu’il m’inspirait, je reste absolument ému, conquis, par ce personnage qui n’en est pas un, dont le chant, la voix, les textes, me transpercent à chaque fois. Nick Cave confirme, sur un album paradoxal, à plus de 60 ans, qu’il est encore l’un des plus grands artistes de rock au monde.