Abel Ferrara, “Tommaso”
Je suis allé voir Tommaso par hasard. En effet, je ne connais absolument rien de la filmographie de Abel Ferrara. Ou si, je n’en sais qu’une chose : pendant le tournage de Welcome to New York, l’équipe du petit journal se rend dans la Big Apple pour voir Gérard Depardieu jouer Strauss-Kahn dans l’affaire du Sofitel. Abel Ferrara, remarquant cette équipe française, les invite à “jouer” dans le film, à interpréter une équipe de télévision, des paparazzis. Le télescopage est génial : l’équipe venue filmer Depardieu devient, derrière la caméra, l’équipe filmant Strauss-Kahn. Voilà tout ce que je sais de Ferrara, ça et l’affiche de Bad Lieutenant. Si je suis allé voir Tommaso, c’est pour accompagner des amis.
Tommaso aussi est un télescopage. Un toute autre genre de télescopage. Dans Tommaso, Willem Dafoe (le rôle-titre) joue un cinéaste américain installé à Rome, profitant, après des années de vie dissolue, d’une vie bourgeoise et bien rangée auprès de sa jeune femme Nikki et leur fille de trois ans, Didi. Tommaso pratique le yoga, suit des cours particuliers d’italien, se rend régulièrement aux alcooliques anonymes (certainement les séquences les plus simples, émouvantes et généreuses du film). Mais rattrapé par ses démons, prenant essentiellement la forme de questions libidineuses, Tommaso s’enfonce dans la frustration, la colère.
Je serais rapide là-dessus : Tommaso est Ferrara. Il n’y a pas de doute à avoir là dessus, le film sur lequel il travaille, Siberia, existe (il est en projet au moment ou j’écris cette chronique), Nikki et Didi sont ses véritables filles et épouses. Cela va même encore plus loin, Willem Dafoe lui-même étant un homme âgé, en couple avec une femme plus jeune que lui*, et vivant à Rome. Je parlais de télescopage; on est carrément dans un autoportrait. Un autoportrait cru, amer, un autoportrait égocentrique, macho, mégalo. Tommaso / Dafoe / Ferrara sont détestables, leur narcissisme est freudien. Une lecture absolument littérale du film pourra même faire le constat suivant : “si Tommaso est un salaud, c’est parce qu’il n’a pas été satisfait sexuellement”. Terrible constat.
Et pourtant, j’ai adoré ce film. Ce film a été une des expériences de cinéma les plus bouleversantes (le contexte d’un week-end particulièrement mémorable, sur lequel je ne m’attarderais pas, aidant) de ma vie. Car ce qui rend Tommaso si émouvant malgré son “héros” dégoutant, c’est que ce film n’est pas un film de célébration de soi : c’est un film de détestation de soi. Si Dafoe / Ferrara sont au centre de l’écran, si au début, nous admirons leur tendresse, si nous pleurons avec eux lorsqu’ils évoquent ce médecin qui, 6 ans après la rupture avec la drogue, leur dit “tu as survécu”, c’est pour mieux se rendre compte de leur jalousie maladive, de leur rapport aux femmes (il passe le film à fantasmer sur des femmes bien plus jeunes que lui), leur égoïsme.
Car il faut le noter, ce personnage horrible est filmé avec une telle grâce. Sans doute le cadre aide-t-il à rendre ce film si beau. Moi qui ait, depuis quelques temps, envie de voir l’Italie, j’ai été touché par ces belles images de Rome, une Rome dont on a pas besoin de voir le Panthéon ou Saint-Pierre pour se rendre compte de sa douce magnificence. Mais il y a aussi l’image (Dafoe surexposé, une lampe à la main, Dafoe frustré sexuellement vu à travers une vitre), il y a aussi le montage lorsque Tommaso croit voir sa fille renversée par une voiture; il y a un vrai film derrière cet exercice de contemplation de soi. Tommaso est humain : il est trop vieux pour être père, il aime sa fille, il rit au café avec ses amis. Notons cette scène, qui intervient dès le début du film : le visage de Dafoe est montré en gros plan, il observe Nikki le trompant avec un inconnu dans un parc, son visage ridé envahit tout l’écran pendant que le bruit des cigales devient assourdissant, et c’est pour mieux nous montrer, plus tard, sa haine, pour nous montrer lors de la scène finale les dimensions de son égo, dans un nouveau gros plan.
J’ai peut-être trop parlé de fond et pas assez de forme; les deux, dans un exercice comme celui auquel je viens de m’adonner, sont indissociables. Néanmoins je pense sincèrement que l’exercice de l’analyse formelle et du symbolisme est plus ou moins le degré zéro de l’analyse cinématographique. Et c’est un cinéphile tout à fait dilettante qui ose le dire.
* Non pas que vivre avec une femme beaucoup moins âgée que soi soit quelque chose à absolument questionner; mais le fait est que Ferrara est, au moins, travaillé par cette question.