Andrew Dominik, “One More Time With Feeling”

Nick Cave est de très loin l’artiste musical que j’ai le plus aimé dans ma vie. La découverte de sa musique, dans mon adolescence, m’a absolument transformé : Le potentiel de fascination qu’il m’inspirait était immense. Je crois avoir quasiment fantasmé, littéralement, un amour pour Nick Cave, pour sa grande silhouette maigre, ses paroles teintées de masochisme, d’imagerie religieuse et d’histoires grotesques et dramatiques. Encore aujourd’hui, alors que j’ai commencé à remettre en cause beaucoup de ses accomplissements et son personnage, mégalo au possible, je ne renierais jamais l’influence qu’il a eu sur moi. Nick Cave exerce très souvent cette fascination : même ceux qui ne connaissent que peu son œuvre sont obligés de reconnaître son magnétisme et sa capacité à concentrer, par sa simple présence, l’attention de n’importe qui.

C’est ainsi que comme beaucoup, j’ai été touché par la mort de son fils, tombé d’une falaise à Brighton il y a maintenant plus de trois ans. J’ai été d’autant plus touché que ce jeune homme avait presque le même âge que moi et qu’il avait, comme moi, un frère jumeau. Ce fils n’était d’ailleurs pas tout à fait inconnu, ayant été mis en scène dans l’hagiographique mais divertissant 20,000 Days On Earth. Après ce tragique accident, Nick Cave & The Bad Seeds ont sorti un album touchant mais loin d’être leur plus inoubliable, Skeleton Tree, dont on ne retient aujourd’hui qu’une paire de morceaux. Il y a cependant beaucoup plus à dire sur le fascinant, magnifique, One More Time With Feeling, documentaire de Andrew Dominik (The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford) qui suit Nick Cave lors de la finalisation de l’album Skeleton Tree.

Pourtant, il y a aussi des choses absolument insupportables, dans ce documentaire. Toutes ces choses se retrouvent dans le même domaine : visuellement, One More Time With Feeling est parfois absolument atroce. Premier film de l’histoire du cinéma tourné à la fois en 3D, en pellicule et en noir et blanc, c’est sans doute une prouesse technique, mais à quel prix? Le film en fait des caisses constamment, passant du noir & blanc à de la couleur surexposée, insérant des photographies brisant le quatrième mur, et surtout usant et abusant d’effets visuels ridicules : ce passage ou les Bad Seeds interprètent Girl In Amber et ou la caméra vole de pièce et pièce, passant sous les portes, est barbant au possible.

Il y a quand même, honnêtement, des choses très belles dans le documentaire. Finalement, c’est quand Andrew Dominik revient à la sobriété habituelle de son cinéma qu’il fait des miracles. En particulier, la façon dont il filme l’enregistrement de certains titres, avec ce I Need You ou le visage de Nick Cave, cabossé, marqué, attristé, occupe toute l’image, toute la place. Le morceau, déjà ma foi très beau, est absolument magnifié par la caméra de Dominik, qui parvient à capter toute la sensibilité qui se cache derrière la vieille carcasse de Nick Cave.

Nick Cave, justement, est certainement le plus grand intérêt de ce film. Les cinéastes qui l’ont filmé ont déjà eu tendance, pour les plus malins, à lui offrir des rôles à sa mesure, ou il exprime toute sa théâtralité. Sauf que justement, ce que l’on voit dans ce documentaire, c’est un Nick Cave perdu. Il n’a finalement que peu l’occasion de se mettre en scène et cherche ses mots, est le plus honnête possible, et se montre plus humain qu’il ne l’a jamais été. Pour une fois, et au contraire de ce personnage excentrique qu’il surjouait dans 20,000 Days On Earth, c’est un homme normal, déprimé, perdu qui parle, et pas ce mélange étrange entre Leonard Cohen, Elvis et Johnny Cash.

Encore mieux, en revoyant One More Time With Feeling il y a quelques temps, je me suis rendu compte que le film ne plongeait pas du tout dans l’indécence. Il y a bien des passages très durs, voir flirtant avec le racoleur, cette fin ou les enfants de Cave chantent “Deep Water” de Marianne Faithful alors que défilent les falaises de Brighton. Mais finalement, ce n’est pas tant un film sur le drame de la famille Cave que sur la reconstruction d’un homme. One More Time With Feeling montre avant tout un artiste génial qui, confronté à la tristesse absolue, se retrouve incapable d’écrire des chansons, de jouer du piano, se retrouvant nu devant l’absurdité et l’horreur du monde. Et One More Time With Feeling est l’histoire d’une résurrection, accomplie tant bien que mal, et sans bons sentiments.

Vivre, malgré tout. “And it’s all right”.