Brian Eno – FOREVERANDEVERNOMORE

Robert Wyatt parlait parfois de sa fascination pour la voix : c’est un instrument fort difficile à maîtriser, qui est différent chez tous les êtres humains, mais c’est aussi le seul instrument dont tout le monde sait et peut jouer : “Everybody’s got an equally good voice. Just like everybody’s got two arms and two legs. It’s just a matter of using it. People who get praised for doing it are the people who actually bother. It’s incredible cheek, actually. There’s nothing easier than putting on layer after layer of any instrument that you find lying around.

Il y a peu de musiciens que j’écoute réellement depuis des années. La majeure partie des groupes et des artistes que j’écoutais au Lycée ou même lors de mes premières années de fac il y a 7 (!) ans ne sont désormais présents que par bribes, au détour d’un vieux morceau qui me revient comme un fantôme, d’une chanson qui m’en rappelle une autre, d’un artiste que j’aime collaborant avec un musicien que j’ai aimé. L’un de ces musiciens est pourtant toujours présent chez moi, par bribes mais aussi plus profondément, un véritable compagnon qui a toujours été présent et dont la musique comme les mots ont été absolument essentiels dans ma construction en temps qu’être humain. Il s’agit de Brian Eno.

Brian Eno vient de sortir son nouvel album FOREVERANDEVERNOMORE. Il est sorti hier et je l’ai déjà écouté quatre fois. C’est une méditation ample sur le monde, le futur, la technologie et la nature. C’est un de ses plus beaux disques.

Pour présenter Brian Eno à des gens qui ne le connaissent pas, je me base souvent sur un texte de Lester Bangs publié en 1979, qui précède une longue interview :

He’s a Serious Composer who doesn’t know how to read music. A rock star who doesn’t have a band and never tours, also enjoying the feat of being allowed by his various record companies (mostly Island) to put out an average of two albums a year since 1973 when none of them has sold more than 50,000 copies. (In the midst of this prolific output, he was quoted in pop papers everywhere, insisting he was not a musician at all.) A man who (artistically speaking) goes to bed with machines and lets chance processes shape his creations, yet dismisses most other modern experimental composers as lacking heart, “dead from the neck down.” Everybody’s favorite synthesizer player, who says he hates the instrument.

D’autres phrases typiquement Bangs-esques suivent dans l’article, et Eno a avec les années cumulé d’autres incohérences, peut-être inévitables quand on a fait tant de choses : il est aujourd’hui célébré comme l’un des plus grands musiciens ambients alors qu’il n’a ni inventé ni réellement conceptualisé le genre, qui le précède en fait de plusieurs décennies ; tout en étant connu pour son travail électronique, ses plus grands succès consistèrent en la production de nombreux albums de rock ; anti-capitaliste, intéressé par la pensée du late great anthropologue anarchiste américain David Graeber, ami personnel de Yánis Varoufákis, il a par contre ardemment défendu le maintien du royaume-uni dans l’Union Européenne pour des raisons tout à fait libérales et a été membre des Social Liberals, groupe politique de centre-gauche plus proche du centre que de la gauche ; si il a participé à un grand nombre d’œuvres d’art contemporain, ses création sonores étant immortalisés par la récente compilation Music for Installations, et qu’il a une formation de plasticien, il n’a à ma connaissance jamais été l’auteur d’une seule exposition ; ses goûts musicaux sont éclectiques, passant de Fela Kuti à The Durutti Column, de Oum Kalthoum au Velvet Underground (dont il n’a jamais possédé le troisième album, pour éviter qu’il ne devienne un bruit de fond)…

Une des choses à laquelle la plupart des personnes que je connais et qui apprécient le travail de Brian Eno sont attachées, en plus de sa personnalité inhabituelle, de ses talents de compositeur et de producteur, c’est pourtant autre chose : une voix. Chaude, à la fois peu habile et précise. Une voix sans talent et qui ne touche qu’une poignée de notes, une voix qu’il a souvent démultipliée, décomposée, jouée à l’envers. Une voix qui chante des chansons qui ont toujours semblé être uniquement dictées par la poésie des phonèmes.

Contrairement à ce que certains avaient dit, ce n’est pas la première fois qu’on entend la voix de Brian Eno depuis des décennies. Depuis dix ans, que ce soit chez les autres (“Heavy Seas of Love” chez Damon Albarn), avec d’autres (ses deux albums avec Karl Hyde, le premier atroce, le second très intéréssant) ou même chez lui (sa reprise merveilleuse de “I’m Set Free” sur son album The Ship), on l’a bien entendu. Mais cela faisait en effet des années et des années qu’il n’avait pas consacré un album entier au chant. Cela change avec ce disque, parfois lumineux ou parfois sombre, souvent politique, qui cherche à travers les mots une forme de transcendance.

Le terme transcendance n’est peut-être pas adapté. La première fois que j’ai écouté l’album, je pensais que le thème principal en était l’écologie et la nature, avec ces aller-retours constants entre le vivant et la technologie, ces haïkus sonores qui pourraient sortir de ses disques les plus novateurs des années 1970. Mais le thème principal de FOREVERANDEVERNOMORE est plutôt la place de l’homme dans l’univers, et à travers cela, l’anthropocène et la crainte de l’effondrement. L’apocalyptique “There Were Bells”, décidément un des sommets de l’album, en témoigne : “There were horns as loud as war that tore apart the sky / There were storms and floods of blood of human life”.

L’album est par moments un de ses disques les plus déprimants, “There Were Bells”, la cruelle “Who Gives a Thought” ou la très sombre chanson dark ambient “Garden of Stars” étant des blocs d’anxiété. FOREVERANDEVERNOMORE parle du monde tel qu’il est, de ce que ce monde a de triste, comme de ce qu’il a de beau. “We Let It In”, une des premières chansons de l’album, est la quintessence de la chanson ambient douce à la Eno. Quant aux airs jazzys de “Sherry”, presque uniquement en piano-voix, ils évoquent un peu ses anciennes chansons à la “By This River”. Mais dans ce disque qui entrera dans notre patrimoine intérieur, qu’on prendra plaisir à réécouter, il y a surtout cette voix. Sur cet album somptueusement composé, élégant et crépusculaire, Eno n’a jamais aussi bien chanté, et jamais de cette manière, sonnant presque comme Lou Reed sur “I’m Hardly Me”.

Les derniers mots de “Making Gardens Out of Silence”, rendus inaudibles par le vocoder et divers effets, nous échappent, et l’album semble se conclure en s’évaporant, telle la métaphore de Wittgenstein, qui pour parler des limites entre le sacré et le profane, évoquait les limites de l’auréole de lumière d’une lampe de bureau, de plus en plus floues et incertaines. Il aura parfois été question ici de crépuscule, d’éternité. Il ne faut pourtant pas voir cet album comme un épilogue : Brian Eno a dit d’autres choses avant, il dira d’autres choses après. Seul le temps nous permettra de savoir comment situer FOREVERANDEVERNOMORE dans ce qu’il faut bien appeler une œuvre. Mais cet album a quelque chose pour lui. Ce n’est pas, comme le récent Reflection, un travail comme un autre, un peu insignifiant. C’est un témoignage de la pensée d’un métaphysicien qui passa sa vie à faire de la musique. C’est un état du monde tel qu’il est.