Daniel Blumberg au Sonic City

Samedi dernier, j’étais au Sonic City, à Courtrai en Belgique. Un festival dont j’ai été depuis quelques jours incapable de définir clairement la ligne musicale auprès de mes amis, tant la programmation en fut riche, variée et dense (rap fusion teinté de musique jamaïcaine avec Wu-Lu, Doom Metal avec Divide & Dissolve, Ambient/Drone avec Kali Malone et ses partners in crime Lucy Railton et Stephen O’Malley…). Mais j’étais entre autres venu pour le trop rare Daniel Blumberg.

Daniel Blumberg. J’ai déjà écrit sur lui, j’ai parlé de lui dans des podcasts. Sa musique fait partie des plus importantes de ma vie et j’ai du l’écouter des journées entières. Mais il est insaisissable. A chaque fois que je m’intéresse à nouveau à son travail il semble avoir encore un peu plus brouillé les pistes, un jour il expose dans une galerie parisienne ou il se produit pour une performance solo à l’harmonica (je suis encore amer d’avoir raté ça), un autre jour il lance un nouveau projet musical, BAHK, avec Elvin Brandhi, pour l’instant concrétisé sous la forme d’une poignée de concerts et d’un unique morceau.

Au Sonic City, j’ai eu l’occasion, enfin, de voir Daniel Blumberg jouer en live. Je n’ai pas été déçu. En fait, ce n’est pas que je n’ai pas été déçu mais que malgré tout ce qu’on m’avait dit de l’exigence musicale, de la violence sonique et de la tempête émotionnelle qu’étaient ses concerts, mes attentes ont encore été subverties.

Il arrive sur scène le pas hésitant, visiblement perturbé. Il s’assoit sur sa chaise, parvient à peine à prononcer quelques bouts de phrase inintelligibles en hommage à Mimi Parker, batteuse-chanteuse du groupe Low disparue la semaine dernière. Reste qu’il est visiblement ivre, peut-être drogué, probablement les deux. Il s’empare de sa basse arrangée, c’est déjà cacophonique, en quelques secondes des sons étranges sortent de ses pédales d’effet. Il commence à chanter :

On the step you handed me

Pieces of the plan…

Can i hold it for a week

Can i hold it

Can i hold…

The Plan, de Low. Un set de moins de quarante minutes, largement improvisé, apocalyptique, d’une tristesse innommable. Un hommage au groupe Low, dont il était proche, avec qui il avait joué, qui l’avait invité à jouer ce soir. Des boucles, un jeu sur le musical et le non musical, une peine claire et franche exprimée à force de ces fameux mantras qui sont présentes partout dans sa musique. Ses deux faces, répétition et improvisation, sont présentes et se superposent, il met un micro dans sa bouche, lance une boucle noise à l’harmonica, enchaine en chantant à capella des paroles visiblement improvisées. Sur la fin, il s’empare, tremblant, d’un papier : il chante, avec un accompagnement musical minimaliste, Laser Beam, de Low. Il pose sa guitare, coupe ses pédales de loop se lève et part.

Le concert de Daniel Blumberg au Sonic City est le concert le plus triste et le plus étrange que j’ai vu de ma vie. Oui, c’était un et bouleversant, incroyable, de la musique comme je n’en avais jamais entendu, une musique âpre et qui se veut immensément difficile. Et il y a derrière cette étrangeté la musique la plus sincère, la plus désarmante du monde. Il y a la révélation de la fragilité de l’âme humaine, une grande expérience cathartique sur l’expression de la perte de nos êtres chers. Mais.

Il n’y a qu’en musique qu’on se réjouit lorsque la santé mentale d’une personne est en jeu. Plus que toutes les formes d’art, la musique est un cadre ou la dépression, la prise de stupéfiants ou les envies suicidaires sont exprimées clairement, et où la salle applaudit. J’ai été bouleversé mais un ami parti avant la fin était profondément mal à l’aise : comment réagir sereinement quand quelqu’un, face à nous, ne va pas bien ? Est dans cet état, est peut-être obligé de se mettre dans un tel état pour jouer de la musique face à une centaine de personnes – surtout quelqu’un qui joue de la musique depuis plus de quinze ans ?

J’y ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours. Même si j’ai trouvé ce concert immense, je m’inquiète : moi-même qui ai vécu la dépression, ne me suis-je pas rendu, contre mon gré, dans la célébration d’un moment dépressif ? Et en même temps, que faire : partir ? Interpeller l’artiste ? Pourquoi pas : dans un bref moment de silence, je me suis dis que la personne face à moi n’était pas un musicien dans une position métaphysique. Le dénuement du set laissait même voir, face à moi, un frère en humanité dans une profonde détresse. Et j’étais démuni.