Interpol – Turn On The Bright Lights

Il est intéressant de revenir à ses premiers classiques. Il y a quelques temps, je me suis prêté au jeu d’une sorte de petit top des albums qui comptent le plus pour moi, en essayant d’être le plus honnête possible avec moi-même et de ne pas avoir plusieurs fois les mêmes artistes ou groupes. Ce fut l’occasion de réaliser un exercice de tri cérébral plutôt intéressant, et également l’occasion de revenir, avec du recul, sur des albums qui m’ont, réellement, beaucoup touchés et restent encore dans mon panthéon personnel. C’est le cas de ce qui est, je pense, un des premiers albums qui ait véritablement compté pour moi : Turn On The Bright Lights de Interpol.

Et pourtant, pour l’anecdote inutile et sans doute bien peu intéressante, j’ai longtemps eu un drôle de rapport à cet album : je l’ai écouté des dizaines des fois dans un rip loupé, qui ne contenait pas “Untitled”, premier morceau de l’album. Sacrilège : l’ouverture de l’album était complètement chamboulée, sa logique rompue, ou alors une autre dynamique s’est créée malgré cette erreur que j’ai longtemps ignoré (je pensais que ce “Untitled” était un de ces morceaux écoutables uniquement en manipulant un peu un disque vinyle ou un lecteur CD). En somme, si j’aime autant cet album, c’est peut-être parce que j’ai quasiment eu l’occasion de le découvrir deux fois, me le réappropriant complètement en me plongeant de nouveau dans un rip finalement enfin bien fait.

Car il faut bien le dire, l’ouverture de ce disque est magnifique. Une guitare tendue, des cordes grattées avec une douce frénésie, puis arrivent une ligne de basse lourde, une batterie sèche. Et ces mots, ces paroles bouleversantes, qui s’ancrent immédiatement dans votre mémoire, d’un bout à l’autre de l’album. Encore que honnêtement, elles sont presque innocentes : “Surprise, sometimes, will come around […] i will surprise you, sometimes, i’ll come around…”. Mais il y a déjà là quelque chose de sous-entendu, comme si il y avait ici la volonté d’exprimer quelque chose de faussement banal, comme si c’était un album de rock habituel. Les paroles du second morceau, “Obstacle 1”, sont donc d’autant plus éprouvantes :

“I wish I could eat the salt off of your lost faded lips
We can cap the old times, make playing only logical harm
We can cap the old lines, make playing that nothing else will change
But she can read, she can read, she can read, she can read
She’s bad
She can read, she can read, she can read, she’s bad
Oh, she’s bad
But it’s different now that I’m poor and aging
I’ll never see this face again
You go stabbing yourself in the neck […]
It’s in the way that she walks
Her heaven is never enough
She puts the weights in my heart
She puts, oh, she puts the weights into my little heart”

On a souvent reproché aux paroles de cet album d’être incompréhensibles. Elles le sont en effet largement, pour celui qui s’attend à ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Mais ce qui est dit sur cet album, le conçoit-on seulement bien? Saurait-on seulement dire de quoi parle ces chansons au-delà de ce qu’elles disent, dire ce qu’elles expriment, dire quel est le profond mal-être qui guide chaque note, chaque croche, chaque riff, chaque mot? Impossible. Je pense que ce qui me rend Turn On The Bright Lights si attachant et qui fait que je peux encore l’écouter, encore et encore, en étant toujours aussi ému, c’est justement le fait que je ne peux pas expliquer cet album.

Ce qui est évident, c’est que Turn On The Bright Lights est un album urbain et adulte. Adulte car il témoigne d’une incroyable maturité. Premier album du groupe, c’est aussi, de très loin, leur chef d’oeuvre : malgré quelques morceaux parfois plutôt réussis, jamais le groupe ne parviendra, ne serait-ce que le temps d’un single, à atteindre le niveau des moments les moins mémorables de Turn On The Bright Lights. Chaque riff, chaque refrain, est absolument parfait, émouvant, est ancré dans mon esprit et s’est rattaché à un aspect de mon existence. C’est même le jeu simple, lourd et puissant de Carlos Dengler qui m’a poussé, il y a quelques années, à apprendre des rudiments de basse. Une anecdote forcément très classique, mais qui en dit beaucoup sur le potentiel de fascination qu’a exercé pour moi cet album, l’un des disques les plus parfaits que j’ai écouté de ma vie.

Ce qui m’a également toujours frappé, c’est à quel point le noirceur de Interpol n’est pas, au contraire de nombreux albums de rock que j’aime pourtant énormément, un témoignage si personnel. Qu’on se comprenne : il parait évident que les personnages et les histoires de ce disque sont des choses très personelles. Mais il y a également ici une conscience que ce qui est vécu est finalement tout à fait universel, il y a, dans la continuité de cette maturité que j’évoquais plus tôt, un véritable recul sur ce qui est exprimé. Ces images faussement pompeuses d’anges déchus, de sexualité crue ou de cités “pornographiques” sont absolument évidentes pour celui qui a déjà passé ne serait-ce que quelques heures dans n’importe quelle mégalopole terrestre : ce qu’exprime la musique de Interpol, ce sont les sentiments de gens perdus dans l’enfer du métro, des rues qui se ressemblent toutes, des relations détruites par les plaisirs hideux de la société de consommation (l’album transpire, explicitement, le sexe, la drogue, l’alcool), la toxicité de ce monde contemporain qui nous fait souffrir et pleurer.

Et surtout, il sait en parler avec une justesse désarmante, n’osant jamais esquisser ne serait-ce qu’une once de révolte, mais dressant plutôt un tableau en nuances de noir du mal-être de jeunes êtres humains. Et diable que c’est beau.