Josh T. Pearson – Last Of The Country Gentlemen
Peut-être que le meilleur album des années 2010 n’est dans aucun “top des années 2010”.
Tous les “Top années 2010” qu’on voit ici ou là m’ont pas mal indifféré pour l’instant. Peut-être y a-t-il déjà mon côté rabat-joie qui aime rappeler que les années 2010 s’étendent de 2011 à 2020 et que les années 2020 ne commenceront qu’en 2021. J’en ai pourtant consulté pas mal, et dans ces tops on retrouve souvent les mêmes albums, parfois quelques disques plus rares, plus curieux, parfois les choix sont-ils volontairement iconoclastes. Un ami ayant fait son top personnel en a d’ailleurs profité pour mettre un album dont je n’avais jamais entendu parler : Last Of The Country Gentlemen de Josh T. Pearson. Intrigué par sa pochette remarquable, sa tracklist blindée de morceaux de plus de dix minutes et le relatif silence de son auteur (un album au sein de Lift To Experience à l’aube des années 2000, cet album presque dix ans plus tard, un seul album depuis…), je me suis plongé dedans il y a quelques semaines.
Ca aura été, je crois, un des plus grands chocs musicaux de ma vie.
J’ai découvert, en partant de chez moi pour mes études, un plaisir simple : celui de me lever le matin, préparer mon petit-déjeuner, et commencer ma journée avec des tartines, un thé, un album. En lançant, un matin, Last Of The Country Gentlemen, j’ai été incapable d’avaler quoi que se soit. Dès le premier morceau, “Thou Are Loosed”, j’étais absolument tétanisé. La guitare acoustique, la voix chaude.
“I’m off to save the world,
i’m off to save the world,
‘cause i’m off to save the world,
At least I can hope…”
Depuis quelques semaines, cet album ne me quitte plus. Je l’écoute souvent, j’essaie de me retenir, pour ne pas épuiser sa magie, déjà, mais aussi parce qu’il s’agit d’un album profondément triste, méchant (“Sweetheart, I ain’t your Christ”, “Woman, when i’ve raised Hell”), déprimé. Et pourtant, il m’émeut presque toujours autant, presque autant que ce matin amer où mes tripes se serraient à l’écoute de ces textes chantés avec une grande douceur, une douceur qui contraste avec leur grande cruauté. Et pourtant, ce n’est pas un album cynique : il n’y a pas d’humour ici. Il y a une acceptation de la douleur et du malheur, et une volonté profonde de conserver de la beauté et de la poésie dans ces histoires écrasantes.
Il y a apparemment un contexte, derrière cet album : un départ à Berlin. Un divorce. Des sessions réalisées à la hâte, en deux nuits, avec en fond Warren Ellis (Dirty Three, Nick Cave & The Bad Seeds) qui arrange les cordes. Mais il n’y a rien à comprendre : les chansons parlent d’elles-même. Pas besoin de narration, d’explications. Il n’y a que ces longues chansons, qui s’étalent souvent sur plus de dix minutes, qui parlent d’amour et de séparation, qui parlent aussi beaucoup de colère, de regrets (“Sorry With A Song”). Des choses plus ou moins universelles, mais livrées avec les mots justes, avec le souffle et la voix qu’il faut, une voix qui ne s’enfonce jamais dans le pathos, qui livre tout ce qu’il faut au bon moment. Tout juste pense-t-on parfois sur cet album à Sun Kil Moon, mais un Sun Kil Moon qui échangerait le second et le premier degré, qui croirait totalement aux choses les plus terribles qu’il chante. Il faut l’écouter pour y croire, sincèrement.
Et quelque chose qui rend cet album encore plus précieux, qui me rend encore plus triste aussi, c’est que cet album, tout le monde l’a oublié. Il n’aura été presque dans aucun “top 2011”, encore moins dans un seul top de gros média des années 2010, même dans les médias ancrés dans la musique à guitare ou dans des choses moins conventionnelles. Et il n’est pas sorti sur un sombre label inconnu, mais sur Mute, un des plus gros labels indépendants au monde. Et le retour de Josh T. Pearson avec un nouvel album, The Straight Hits, il y a deux ans, a fait un énorme bide. C’est incompréhensible, déprimant, c’est dans une certaine mesure représentatif de ce que la musique est devenue dans les années 2010. Il n’y avait, dans cette décénnie, plus de place pour des albums comme Last Of the Country Gentlemen. Tout le monde s’en foutait qu’un album soit beau, émouvant. Ou étaient les clips, les interviews, les singles, ou était la fabrique à hype? Quel mode de vie pouvait-on vendre avec cet album? Non, tout le monde s’en foutait, de ce putain de disque gigantesque, de ce truc qui aurait du marquer son époque et faire chialer le monde entier pendant des mois. Last Of The Country Gentlemen n’était qu’un très, très bel album de folk. L’un des plus beaux albums de folk, un des plus beaux albums tout court, de ces 10 dernières années. Rien de plus.